En 2017, un an après la mort de son frère Adama dans les locaux de la gendarmerie, Assa Traoré publiait « Lettre à Adama », livre hommage et chronique d’un combat citoyen. Un texte politique essentiel, à relire aujourd’hui.
Lettre à Adama est l’un des livres les plus importants de la Ve République. Produit tragique autant que constat révoltant des dérives judiciaires, politiques, policières et racistes de la France d’après les accords d’Evian (mars 1962), il met à jour les mécanismes déshumanisants d’un système étatique meurtrier incapable de rompre avec son passé colonisateur.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« Une vérité qui porte ton nom »
Récit de la lutte citoyenne menée par Assa Traoré et les siens pour réclamer “vérité et justice” pour Adama Traoré, le texte, mis en mots par la journaliste Elsa Vigoureux et publié il y a deux ans, doit être lu comme un ouvrage de théorie politique.
Dans les jours qui ont suivi la mort d’Adama Traoré, sa sœur a distribué des petits carnets à chacun des membres de la famille. La jeune femme a très vite compris que le combat qui s’ouvrait était d’abord celui des mots. Dépassant la stupéfaction, la douleur et cet “assourdissant silence” laissés par la disparition de son frère, elle comprend qu’il faut “écrire l’histoire”, ne pas s’en laisser déposséder : “La vérité trouve toujours sa place, son sens, du côté de ceux qui s’appliquent à en faire le récit, écrit-elle. Puis s’adressant à Adama : “Nous sommes tous devenus les garants de ce qu’il reste de toi. Une vérité que nous tentons de recomposer, qui porte ton nom.”
Tous morts à la suite d’une interpellation policière
Lettre à Adama est d’abord une entreprise de démolition. Méthodique, implacable. Une œuvre d’abattage systématique des mensonges et contre-vérités émanant d’un Etat qui couvre sa violence et ses bavures. Non, Adama Traoré n’était pas un délinquant. Non, il n’était pas alcoolique. Non, il n’était pas drogué. Non, il n’était pas cardiaque. Selon la dernière expertise médicale demandée par la famille, il serait mort asphyxié par trois gendarmes, “menottes aux poings, comme un chien”. Alors Assa Traoré s’interroge : “Sommes-nous des gens qui comptons si peu qu’il faut nous traiter plus mal que des animaux ? (…) Je veux que tu bénéficies de la même justice qu’un autre. La France te le doit. Elle le doit à tous de la même manière.”
Assa Traoré raconte les intimidations judiciaires et le harcèlement policier, tous les rouages d’un système “organisé pour renvoyer les gens tels que nous à l’invisibilité”
Elle le doit à Adama Traoré, comme elle le doit à Malik Oussekine, à Abdelkader Bouziane, à Zyed Benna et Bouna Traoré, à Lamine Dieng, à Makomé M’Bowolé, à Abdelhakim Ajimi, à Amadou Koumé, à Abou Bakari Tandia, à Ali Ziri, à Wissam El-Yamni, à Lahoucine Aït Omghar, à Liu Shaoyao. Tous tombés “pour rien”. Tous morts à la suite d’une interpellation policière. C’est pour eux aussi qu’Assa Traoré a pris la plume. Pour réclamer une justice qu’on refuse aux victimes. Pour dire l’impunité des forces de l’ordre et la complicité de l’Etat. Mais le combat a un prix : Assa Traoré raconte les intimidations judiciaires et le harcèlement policier, tous les rouages d’un système “organisé pour renvoyer les gens tels que nous à l’invisibilité”.
En France aussi, la vie des Noirs compte
Lettre à Adama n’est pas un récit témoignage, c’est un manifeste de révolte porté par la colère, la rage et la conscience de l’histoire et du collectif. C’est dans le “nous” qu’il trouve sa puissance et sa légitimité. Assa Traoré ne se contente pas d’y raconter la vérité de son frère, elle fouille celle de toute une minorité : “Il faut s’interroger sur le sens de ces actes et l’inconscient postcolonial qu’ils charrient, écrit-elle. Quels comptes les forces de l’ordre et le pouvoir règlent-ils avec la population des quartiers populaires ? Quels comptes la France règle-t-elle avec sa propre histoire ? Combien de temps encore la domination violente des Blancs sur les Noirs, sur tous ceux dont la couleur n’est pas la bonne, continuera-t-elle de régner au pays des droits de l’homme ?”
En juillet 2016, le New York Times titrait “Black Lives Matter in France, Too”. En France aussi, la vie des Noirs compte. C’était il y a trois ans. Aujourd’hui, aucune mise en examen n’a été prononcée dans l’affaire Adama. Assa Traoré continue son combat pour la justice, la vérité et la dignité. Alors il faut lire ou relire Lettre à Adama, il faut le faire lire et il faut le faire exister. Non, Adama Traoré n’est pas “tombé pour rien”.
Lettre à Adama d’Assa Traoré avec Elsa Vigoureux (Seuil), 2017, 192 p., 17 €
{"type":"Banniere-Basse"}