Assa Traoré souhaitait rencontrer Yala Kisukidi, philosophe et enseignante à Paris VIII. Il en résulte un dialogue passionnant sur les relations avec la gauche ou les Gilets jaunes, la diaspora et l’islamophobie…
Assa Traoré — On est très contents que tu aies accepté cet entretien.
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Yala Kisukidi — Je te suis, Assa, car le combat Adama est important. Je ne suis pas militante. Mais quand on commence à questionner le champ des inégalités, la manière dont circule le mot république dans le domaine public français, il n’est pas possible de masquer et d’invisibiliser ce type de combat, les violences policières, les manières dont elles touchent un certain nombre de familles françaises. Si on veut penser les mécanismes du racisme qui saisissent la République, on ne peut pas passer à côté de ce combat.
Cette lutte me paraît d’autant plus importante, aujourd’hui, quand je vois comment se recompose la gauche autour de débats délirants ! Opposer la question raciale à la question sociale, croire qu’il existe une gauche identitaire qu’on opposerait à une gauche centrée sur les inégalités de classe, ce sont des idées stupides. Un discours, qui plus est, qui vise à culpabiliser les nouvelles paroles portées par les “racisés” : ils seraient coupables d’ethniciser le champ politique et intellectuel français. Ce discours qui émane, aussi, d’une certaine gauche est extrêmement dangereux ; il dit que tous ces jeunes racisés qui défendent leurs droits ont ruiné la gauche en transformant la question sociale en question raciale. C’est très nocif. L’intelligence du livre d’Assa et de Geoffroy, c’est de produire un discours politique qui ne tombe pas dans ces pièges.
Assa Traoré — Mon frère meurt sous un gouvernement de gauche qui ne prendra pas position, qui va même protéger ses gendarmes. Quand Théo se fait violer, c’est sous un gouvernement de gauche. Et Hollande a fait passer une loi qui donne beaucoup de pouvoir aux gendarmes. Pour nous, la gauche ne nous représente pas. Ce que l’on dit avec le Comité Adama, c’est qu’aujourd’hui, la vraie gauche, c’est nous. Ruffin dit publiquement qu’il veut faire sa propre enquête sur l’affaira Adama Traoré. c’est inadmissible. Nous avons répondu via tous nos outils de communication. Pourquoi éprouve-t-il le besoin de faire son enquête ? Adama n’est-il pas assez légitime pour être une victime ? Une partie de la gauche se sert toujours de nous pour valider sa propre image, et je ne veux pas qu’ils utilisent le nom de mon frère comme une caution. Nous, nous n’avons pas besoin de porte-parole, ni qu’on parle à notre place. A notre marche en juillet, tous les partis de gauche étaient au rendez-vous, même Ruffin.
Yala Kisukidi — Sur la question des violences, ce qui s’est passé avec la répression des Gilets jaunes était très révélateur : on s’est mis à parler, plus largement, des violences policières dans les quartiers populaires. Quand on a vu les Gilets jaunes se faire mutiler par les forces de l’ordre, on a beaucoup dit qu’on comprenait mieux, désormais, ce qui se passait dans les quartiers populaires. Ce qui m’a gênée, c’est que cette prise de conscience se manifeste sur le mode du “et aussi”. C’est-à-dire que la prise de conscience des répressions policières qui s’abattent contre les quartiers arrive toujours en second – même quand il y a reconnaissance, c’est une reconnaissance dégradée. Ce que cela dit : on distingue un mouvement qu’on va reconnaître comme endogène, les Gilets jaunes, car on les considère comme autochtones, alors que les autres désignent des populations qu’on considère encore comme exogènes, qui subissent des torts qui n’ont qu’une valeur seconde.
Assa Traoré — Dès les deuxième et troisième actes des Gilets jaunes, nous leur avons lancé un appel. Les journalistes nous ont tous demandés pourquoi nous, les quartiers populaires, on rejoignait ce mouvement. La question, en soi, est une insulte. Car on ne rejoint pas ce mouvement, on est ce mouvement. Je ne demande l’autorisation à aucun Gilet jaune issu du monde rural. Ce mouvement a un historique : on ne peut pas parler des Flash-Ball, des violences policières, des gens qui ont été blessées, sans voir ce qui s’est passé chez nous. Sauf que nous, on n’a même pas besoin de manifester dans la rue pour subir des violences policières. Madame Kébé a perdu son œil à cause d’un Flash-Ball il y a un an, en rentrant chez elle – qui s’est soulevée pour elle ? Nous, on est là tout de suite dans la rue avec les Gilets jaunes. Par contre, nos frères ne sont pas de la chair à canon et on ne les enverra pas dans la rue.
Quand on était dans les meetings, je leur posais cette question, en leur demandant de me répondre sincèrement : on met un jeune Noir ou Arabe à côté d’un Gilet jaune. Sur qui le gendarme, le CRS ou le policier tirera-t-il sans même se poser de question ? On me répond, le jeune Noir ou Arabe. Yala, J’aurais aimé qu’on puisse échanger sur la question de la religion : sa place dans la culture africaine, le rejet des religions dans la France contemporaine… On a un problème, non ?
Yala Kisukidi — Je vais parler de manière personnelle. J’ai fait des études très classiques de philosophie, j’ai travaillé sur des auteurs canoniques. La plupart des pensées que j’ai étudiées étaient attachées au monde catholique français (Senghor, Bergson). Je me suis retrouvée après ma thèse à enseigner la philosophie dans une fac de théologie protestante, en Suisse. Ça a été une expérience importante car elle m’a permis de cerner la perception du religieux en France. Quand je revenais en France, tout le monde ricanait, se moquait de moi parce que je travaillais dans une fac de théologie. Comme si j’avais renoncé à l’intelligence et à mes capacités rationnelles ! Je suis fondamentalement athée, mais l’étude des religions est nécessaire.
Je sais bien d’où vient une partie du discours anticlérical, voire antireligieux en France : il s’enracine dans l’histoire d’une République qui s’est consolidée contre le catholicisme réactionnaire. Pour lutter contre la laïcité, une des traductions politiques du monde catholique en France au début du XXe siècle, ce fut quand même l’Action française ! A ce titre, que le progressisme républicain en France se soit construit sur la méfiance du religieux, je le comprends parfaitement. Mais cette tradition-là doit se compliquer et s’enrichir aujourd’hui : elle doit réussir à considérer qu’il existe des langages religieux qui sont aussi des langages de l’émancipation.
En France, la religion est perçue exclusivement comme la codification de l’aliénation et jamais comme un espace dans lequel les gens peuvent se libérer. Tout type humain religieux est perçu comme un type anachronique d’humanité. Il y a donc un travail intellectuel à faire pour mettre en avant des traditions religieuses critiques. Et il y en a : dans les mondes islamiques, dans les mondes juifs, dans les mondes chrétiens… Et aussi dans des espaces religieux que je connais moins. Sur la question du voile, le débat est très clair : il est islamophobe. La manière dont le référent “islam” est mobilisé aujourd’hui dans l’espace public se réduit à l’idée que des populations exogènes, venues d’ailleurs (même si elles sont françaises !), viennent saper la grande tradition d’émancipation issue des Lumières qui a constitué l’identité de la nation française.
Peux-tu préciser davantage ce que tu entends par islamophobie ?
Yala Kisukidi — Des discours disqualifient la pertinence de l’usage du terme islamophobie : dénoncer l’islamophobie, ce serait refuser de critiquer l’islam. Mais non ! On peut critiquer l’islam et dénoncer néanmoins des discours et des comportements qui prennent systématiquement l’islam pour cible – un islam considéré comme une totalité homogène, et même comme un signifiant racial. Il y a de l’islamophobie en France. Les débats continus, répétés, sur le port du voile dans notre pays ne témoignent bien souvent que de ça.
Assa Traoré — As-tu travaillé sur les questions religieuses en Afrique ?
Yala Kisukidi — Je me suis intéressée aux questions religieuses sur le continent africain. Notamment aux christianismes africains. Toutes les formes du christianisme sur le continent ne sont pas strictement liées à la colonisation, comme par exemple en Ethiopie, en Afrique du Nord. Mais ce que je trouve intéressant, c’est quand les formes du religieux peuvent nourrir des luttes contre l’oppression. Je pense particulièrement à un théologien de la libération que je lis beaucoup qui s’appelle Jean-Marc Ela. C’est un immense théologien camerounais, qui a dû subir les foudres du régime de Paul Biya et s’est exilé au Canada. Il y est mort en 2008. Il s’est toujours opposé à un christianisme colonial et missionnaire mais il partait du principe que le langage religieux pouvait donner un ensemble de ressources pour se tenir debout.
Assa Traoré — Yala, qu’est-ce que tu peux nous dire sur la place de la femme africaine. Est-ce qu’elle est considérée comme pouvant changer quelque chose à notre monde ?
Yala Kisukidi — Un discours m’énerve, très irénique, consistant à dire que l’avenir de l’Afrique, c’est la femme africaine. Plus tu dis ça, plus tu es en train de souligner que si l’avenir leur appartient, le présent ne leur ménage pas beaucoup de place (rires). On prend acte des formes présentes d’oppression en reléguant l’émancipation à de lointains futurs. Mon père est né en République démocratique du Congo. Le docteur Denis Mukwege a reçu le prix Nobel il y a quelques mois et alerte depuis des années sur la situation extrêmement violente à l’est de mon pays. Le viol est utilisé comme une arme de guerre. Les femmes sont violées pour faciliter toute une économie de prédation et d’accaparement des terres. La question du corps des femmes et de leur vie même, est un véritable enjeu.
Dans un tout autre cadre, il y a eu, aussi, cette année, tout un combat mené par des féministes sénégalaises pendant les élections présidentielles, avec pour slogan : “Pas sans elles”. Je suis aussi ce que font les afro-féministes en France ; je pense au collectif Mwasi. Elles mobilisent un concept que je trouve très fort : la flamboyance. Ne jamais s’abaisser, s’aimer soi, s’aimer les unes les autres. S’inspirer les unes des autres plutôt qu’être jalouses les unes des autres. Mais pour parler plus précisément de la question des femmes noires en France, les représentations restent tiraillées entre une logique du désir et une logique de l’abjection. Soit il faut épouser les codes qui vous rendent désirables : ça peut être l’expression de la colère politique ou la mise en scène d’un corps qu’on va investir érotiquement. Soit la femme noire est la personne qu’on ne veut jamais écouter et qu’on laisse de côté, toujours un peu gauche, empotée. Du coup, je me demandais aussi comment toi, tu gérais cette question de l’image et de l’exposition. Tu ne t’es jamais retrouvée prise au piège du rôle de la femme en colère, dont on va érotiser la colère ?
Assa Traoré — On fait attention. On en parle beaucoup avec le Comité. Il ne faut pas qu’Assa Traoré devienne celle qu’on montre à la place des autres, celle qui devient une icône parce qu’elle correspond à un fantasme de passionaria. Moi je suis d’abord la sœur d’Adama Traoré. Le combat, c’est celui de mon frère. J’en suis la porte-parole, mais mon rôle c’est aussi de donner ma voix pour ces jeunes garçons des quartiers populaires qui sont oppressés, qu’on ne voit pas. Le combat Adama travaille à les rendre visibles eux, pas moi.
Yala Kisukidi — Dans l’industrie du divertissement, on met toujours en avant une “coolitude” afro qui vend et qui reprend toujours les mêmes clichés : le noir n’est qu’un corps. Et un corps érotisable. Comment être noir sans être piégé par ce corps et toutes les représentations qui le diminuent.
Assa Traoré — J’avais aussi envie de parler avec toi de la question de la diaspora…
Yala Kisukidi — J’y suis très sensible. Je me définis comme noire afro-descendante française. Ces mots-là disent tout de mon rapport à la France et de mon rapport à la République démocratique du Congo. Je défends beaucoup l’idée du retour. Je viens d’une famille de militants anti-mobutistes. Mon père a dû quitter son pays à cause de son engagement. J’ai été élevée avec l’idée qu’un jour on allait rentrer. Sauf que nous sommes restés. Et moi je suis française, mon univers de référence est français, je me suis construite dans ce pays. Qu’est-ce que ça peut vouloir dire à mon âge de vouloir actualiser le rêve de ses parents : rentrer ? Parce que je sais bien que le pays où je veux rentrer, c’est mon pays et ce n’est pas mon pays. Et le pays que je souhaite quitter, avec lequel j’ai essayé de mettre de la distance, c’est quand même mon pays.
Le retour, je ne le pense pas en termes identitaires. C’est plutôt une question politique. Etre franco-congolaise me place dans un ensemble de contradictions politiques. Je sais que nos manières de vivre et de consommer ici en France, en Occident reposent sur l’exploitation des vies au Congo, sur tout un système économique de prédation. L’exploitation des “minerais de sang” là-bas, qui entretient les conflits armés, assure notre niveau de vie ici. Franco-congolaise, pour moi, ne raconte pas une identité multiple, mais exprime d’abord la violence d’une conflictualité politique. Ce qui m’intéresse, c’est ce que ça engage politiquement d’appartenir à deux espaces, la France et la RDC, dont les relations reposent sur des rapports de prédation. C’est donc la dimension politique de l’être diasporique qui m’intéresse.
Et toi Assa qu’en penses-tu ?
Assa Traoré — Je trouve ça très intéressant. La question de la diaspora revient beaucoup aujourd’hui. Dans ma jeunesse, je n’ai pas le souvenir de l’avoir beaucoup entendue. Mais nos parents disaient beaucoup : “On va repartir au pays”, et finalement ils ne partent pas. L’idée de ce retour, c’est ce qui les tient ici. Et même si, à la retraite, ils partent six mois, ils finissent par revenir. Mais c’est important aujourd’hui qu’on puisse avoir une diaspora claire. Qu’est-ce qu’on peut faire pour ces pays ? Comment notre diaspora peut les aider, être bénéfique ? J’aimerais avoir une diaspora efficace.
Yala Kisukidi — Diaspora, ça veut dire qu’on se rapporte à un pays premier qui a été quitté, mais aussi qu’on vit ailleurs. Vivre en diaspora, c’est être doublement présents ! J’estime que j’ai deux pays : je ne suis née dans aucun des deux, et il y en a même un dans lequel je n’ai jamais vécu. Pourtant, ni l’avenir de la France, ni l’avenir de la RDC ne me laissent indifférente. Je me sens responsable des deux, sachant que ces deux avenirs-là peuvent entrer en conflit. Concernant la France, j’estime que le combat pour Adama est un combat qui prend en charge l’avenir de ce pays. Il s’agit maintenant d’ouvrir une autre histoire, consistant à dire qu’on ne peut plus accepter que ce pays soit structuré par des lignes raciales qui font que des individus, du fait de leur couleur de peau, du fait du territoire dans lequel ils vivent, puissent être considérés comme les cibles normalisées du pouvoir politique et de la police.
Propos recueillis par Nelly Kaprièlian et Jean-Marc Lalanne
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