Adama Traoré est mort le jour de ses 24 ans dans la gendarmerie de Persan (Val-d’Oise). Quelle fut la vie de ce jeune homme avant ce jour de juillet 2016 ? Que disent de lui ses amis et sa famille ?
Il y a cette photo. Celle d’un jeune homme noir souriant, coiffé d’un panama. Il y a ce prénom. Cinq lettres écrites blanc sur noir sur des T-shirts devenus désormais tristement célèbres. Il y a cette sœur, Assa, qui élève la voix dans les médias pour que personne n’oublie. Si beaucoup connaissent son prénom et l’affaire qui a découlé de sa mort, trop peu savent encore qui il était vraiment. C’était le jour de ses 24 ans. Il se nommait Adama, était féru de foot, votait Mélenchon et écoutait en boucle le rappeur Jul. Depuis son décès, le 19 juillet 2016, ses proches mènent une lutte sans fin pour la “justice” et la “vérité”. Son dernier souffle, il l’a rendu à même le sol, dans la cour de la gendarmerie de Persan, à la suite de son interpellation à Beaumont-sur-Oise par les forces de l’ordre. Une mort dont les circonstances restent à ce jour encore très troubles.
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Adama Traoré, son histoire c’est celle d’une famille originaire du Mali, qui grandit dans le Val-d’Oise (95). Entre Beaumont – sa ville de naissance – et Champagne, où il vit avec sa mère, Oumou. Le regard doux et le sourire chaleureux – qui laisse entrevoir ses petites dents du bonheur –, c’est un beau gosse tout en muscles qui cultive une certaine coquetterie. Tous les matins, avant d’aller au travail, Adama prend soin de mettre son diamant à l’oreille, d’enfiler ses bagues en argent, de glisser sa gourmette au poignet et d’enfoncer une casquette – le plus souvent la rouge, celle floquée du sigle du PSG – sur sa tête. Le contour toujours impeccable.
Tout le monde se connaît, tout le monde se salue
Il file ensuite aux missions où l’agence d’intérim de Persan l’envoie. Manutention, bâtiment, assemblages de produits frais… “Il ne rechignait jamais à la tâche, se souvient Karine Piron, son employeur. Je l’envoyais parfois dans des missions galères mais il ne disait jamais non.” Elle ajoute : “Pour moi, ça prouve bien qu’il voulait s’en sortir, sinon il aurait pu rester dans la cité à faire du business.” Diplômé d’un CAP électrotechnique, Adama commence à travailler dès l’âge de 18 ans. Parce qu’il en a un peu marre de l’école, et puis parce qu’il veut aider sa mère, surtout.
Son temps libre, il le passe entre Beaumont et Champagne. Faute d’avoir le permis, le week-end il enfourche son VTT pour parcourir les sept kilomètres qui séparent les deux communes. Direction le quartier de Boyenval, à l’est de Beaumont. Là, il retrouve ses amis Jules, Dooums, Mara, Dervis… et ses frères Yssoufou, Yacouba, Samba, Bagui, Baï et Cheikné. Ici, les immeubles ne dépassent pas les quatre étages, et dès qu’il fait beau les jeunes organisent des barbecues. Adama et Cheikné en sont d’ailleurs souvent à l’initiative. Tout le monde se connaît, tout le monde se salue.
Bref, il fait bon vivre à Boyenval. Sélim, un pote, charrie parfois Adama en le surnommant “le maire de la ville”, tellement le jeune homme ne cesse de s’arrêter pour “checker” tout le monde dès qu’il traverse le quartier et distribuer des bonbons aux petits qui se jettent sur lui. Des surnoms, il en a toute une flopée. “AD”, “Damis”, “Pomme”… et surtout “Dadinho”. Du nom de l’un des personnages du film La Cité de Dieu (2002), cet enfant appelé à devenir l’un des chefs d’une favela de Rio de Janeiro. “C’était vraiment son film culte”, confie Riad, un ami d’enfance, les AirPods blancs vissés dans les oreilles.
Petits et grands ne tarissent pas d’éloges
Dadinho est en tout cas bien loin d’Adama et du portrait dithyrambique dressé par ses proches. “Grand frère”, “très calme”, “mur porteur du quartier”, “solide moralement”, “toujours prêt à rendre service”, “bon vivant”, “loyal”… Petits et grands ne tarissent pas d’éloges lorsqu’ils se souviennent de lui. “Il n’avait aucun ennemi, que des amis”, résume Lotfi, 30 ans, un ami de Champagne. Quand il ne rentre pas trop tard, le jeune homme a d’ailleurs pour habitude d’aider Bibiche, une voisine, à porter ses courses.
“S’il avait été là, il serait dans un coin à vous sourire, sans parler” – Tata, mère d’Adama
Tous s’accordent pour dire que le jeune Traoré n’était pas quelqu’un de prolixe. “Adama, il ne parlait pas beaucoup”, confirme sa mère que tout le monde appelle “Tata”. “S’il avait été là, il serait dans un coin à vous sourire, sans parler”, plaisante Sidi Fall – alias “Saisai Vocal” – au milieu de sa crêperie, Crep’Station, dans le centre-ville de Beaumont. Réservé, il l’était moins avec les copains.
Avec Adel, son meilleur pote, il travaille comme un forcené sur des chantiers pour pouvoir se payer des vacances. “Sa poche était la mienne, et ma poche était la sienne. On partageait tout”, détaille Adel, 27 ans, aujourd’hui chauffeur privé. L’Espagne, l’Italie, le sud de la France… Adama adore voyager dès qu’il en a l’occasion. Au programme : repos, soleil, plage, “petits pubs posés”, et “parfois quelques boîtes”. “Mais on faisait attention à ce que l’on faisait avec argent”, assure Adel, le ton sérieux. Riad, lui, est plus bavard sur le sujet : “A une époque, on faisait la fête tous les week-ends. On a fait la totale : le Moulin Rouge, le Grisy, le Vegas…”, se souvient-il un brin nostalgique – “Putain, c’était il y a quatre ans déjà.”
Habile au ballon rond depuis son plus jeune âge
Encore plus à l’est de Beaumont, derrière les lotissements qui bordent la forêt, et au bout d’un chemin boueux, on trouve le stade de foot. “Le synthétique”, comme on l’appelle ici. C’est là qu’Adama Traoré passe le plus clair de son temps.
Comme le dit un copain : “Le foot, on n’a que ça ici. On n’a pas de bibliothèque mais un terrain.” Habile au ballon rond depuis son plus jeune âge, c’est un bon footeux. Son poste ? “Défenseur, comme moi”, dit Yssoufou, son frère de 25 ans incarcéré à Villepinte et en attente de jugement. Les deux frères – qu’on appelle “la phase A et la phase B” tellement ils ne se quittent pas – ont joué ensemble pendant des années au club de Champagne-sur-Oise, entraîné par un de leurs aînés, Samba.
Mais avant de se mettre à rêver d’une carrière de footballeur, le petit Adama a une fascination pour les pompiers. Si bien qu’un jour, les frères et sœurs sont partis à pied à la caserne de Triel-sur-Seine. Adama est âgé d’à peine 6 ans, et le périple est long de trente-quatre kilomètres. Rien que ça. “On était heureux, on chantait à tue-tête : ‘cinq kilomètres à pieds, ça useuh ça useuh (…)”, se souvient Hawa, sa sœur jumelle aide-soignante à Valence.
Adama, c’est aussi ce gosse né au début des années 1990 qui pleure devant Titanic (1997), chante du Hélène Ségara et du Lara Fabian avec une brosse à cheveux en guise de micro, joue à la Nintendo, et regarde Olive et Tom dans Midi les Zouzous. “L’après-midi on arrivait souvent en retard à l’école parce qu’on ne voulait pas louper une minute de Midi les Zouzous !”, rigole Hawa. A cette époque, les jumeaux sont très fusionnels et inséparables. “Si tu cherchais Adama, tu me trouvais. Et vice versa”, insiste la jeune femme.
Chez les Traoré, la famille, on y touche pas
Attention, chez les Traoré – dix-sept enfants – la famille, on n’y touche pas. “Chez nous, il n’y a pas demi-frères et sœurs”, résume Lassana, 42 ans, l’aîné charismatique de la famille. Le papa a eu quatre femmes. Certaines françaises, d’autres maliennes, elles ont parfois cohabité. “Son père ? Il adorait profondément ses enfants… parfois plus que ses propres femmes !”, ironise Tata tout en préparant le mil avec ses mains, un portrait de son mari au-dessus de sa tête.
Adama grandit alors entre une mère agent de service en maison de retraite et un père couvreur étancheur disparu trop tôt. Mara Siré Traoré décède en 1999, après neuf années de lutte acharnées contre un cancer des poumons. “Parce qu’il fumait trop – plus d’un paquet par jour – et qu’il était exposé à l’amiante dont on ne connaissait pas bien la toxicité à l’époque”, raconte Lassana. Agée d’à peine 14 ans, Assa prend la place du chef de famille.
“Assa, c’est plus qu’une sœur pour Adama, c’est une mère” – Lassana, l’aîné de la fratrie Traoré
Tous les soirs, elle passe à l’école prendre les plus petits, fait faire les devoirs, prépare les repas, et les couche avant que les mamans (Mamma, Tata) ne rentrent du travail. “C’est elle qui s’occupait de tout le monde. C’est pour ça qu’aujourd’hui, c’est plus qu’une sœur pour Adama, c’est une mère”, insiste encore Lassana. Entier et parfois impulsif, mieux vaut éviter de chercher Adama ou de s’en prendre à ses proches.
“C’est de famille. Comme leur père, les Traoré ont un côté tête dure”, assure Tata. Quelques mois avant son décès, il venait de sortir de la prison d’Osny où il avait été incarcéré un an plus tôt avant d’être relaxé. Comment le jeune homme s’est-il retrouvé dans cette situation ? “Il avait un côté justicier. Il n’était jamais à l’origine d’une bagarre, s’il intervenait, c’était parce qu’il y avait une injustice”, explique Dervis, un copain de Beaumont dont on distingue le T-shirt “Justice pour Adama” sous son col roulé. Pour Lassana, cela ne fait aucun doute : “Il avait le cœur sur la main. Tout le monde le savait et certains en ont profité.” “Il était très influençable, ça c’est sûr”, confirme à son tour Adel.
“Ils ont tué Adama, ils ont tué ses rêves. Quand Assa parle d’un système qui l’aurait tué, elle a raison.” – Dervis, ami d’Adama
Le 19 juillet 2016, à Beaumont, Adama Traoré est interpellé par les forces de l’ordre pour un contrôle. C’est son anniversaire, il n’a pas de pièce d’identité sur lui, il tente de fuir. “Ils ont tué Adama, ils ont tué ses rêves. Quand Assa parle d’un système qui l’aurait tué, elle a raison. On n’oublie pas, on ne pardonne pas, on est déterminés à obtenir la vérité”, poursuit Dervis qui a du mal à terminer sa phrase. “Son histoire, c’est celle banale d’un jeune de banlieue. Il court, alors qu’il n’a rien fait, parce qu’il a peur.” Son histoire, c’est celle d’un jeune qui aurait dû fêter ses 27 ans dans quelques mois.
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