Portrait d’une légende du quartier de Belleville, à Paris.
Au 27 de la rue du Buisson-Saint-Louis à Belleville trône impérialement ce que le badaud prendra pour un banal restaurant chinois. Le China Town, à la devanture aussi tape-à-l’œil qu’ordinaire pour le quartier, cache évidemment bien son jeu. Passez les portes à motif dragon puis l’infini couloir aux allures de catwalk et vous pénétrez dans le plus grand karaoké de Paris et potentiellement votre meilleure soirée de l’année.
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Néons criards, énormes tables rondes à nappes en papier et plateaux tournants sur des centaines de mètres carrés, scène centrale en marbre faisant face à quatre cents couverts, le Chinatown est l’équivalent d’un photomontage déjà cheap que l’on achèverait d’une honteuse saturation des couleurs.
Et c’est tout le génie de cet endroit, la faute de goût y est tellement énorme qu’elle en devient cocasse et diffuse un inexplicable parfum désinhibant, comme ce mec gênant qui danse n’importe comment sur le dance-floor et vous invite implicitement à faire de même. Ça et Jean-Pierre, animateur de ce temple du kitsch, tous les deux en passe de devenir des incontournables de la nuit parisienne.
Un karaoké au pied de la Tour Eiffel devant 30000 personnes
Jean-Pierre a 45 ans. Né dans le IVe arrondissement de Paris, il anime le karaoké du China Town depuis maintenant cinq ans. Avant ça, il y en a eu d’autres, beaucoup d’autres, des karaokés, parfois pour une nuit, parfois pour une semaine, parfois pour des années. Mais Jean-Pierre est d’abord ébéniste de formation. Il tombe dans le circuit professionnel de l’événementiel un peu par la force des choses, une opération du dos, le rêve inassouvi d’une carrière de chanteur, une certaine philanthropie et l’amour de la fête.
“Je crois que j’ai toujours fait ça, dans mes premières boums ou dans des garages. J’avais mes disques et on était deux ou trois bons amis à vraiment aimer la musique. On en mettait un derrière les platines, un autre aux lumières, un autre dans la salle auprès des gens pour faire en sorte que la soirée se passe bien, puis on tournait. À cette époque, le karaoké n’existait pas. On passait des vinyles et les gens chantaient par-dessus. L’animation, c’est naturel pour moi.”
Les premiers chèques tombent avec les soirées étudiantes qui marquent le début de sa carrière d’animateur de soirées professionnel ainsi que celui des anecdotes : « Un jour, c’était compliqué, c’était à Bordeaux pour une soirée étudiante. C’était tendu parce qu’ils étaient mille. Et tu peux pas faire chanter mille personnes. Et puis ils étaient chauds. Chauds, dans le bon sens du terme, hein, ils voulaient vraiment faire la fête. Et ça picolait sévère. »
C’est Pigalle qui lui offre son premier karaoké. Caché derrière le piano d’un petit bar, le garçon est tellement impressionné qu’il n’ose même pas lever la tête pour regarder le public. Et puis il y a cette fois où avec le copain Pascal ils animent un karaoké au pied de la Tour Eiffel : « Il y avait 30000 personnes avec des écrans géants et tout. On s’y fait vite. »
Le fleuron de l’électro underground et des stars du showbz
Pendant notre échange, j’ai l’impression que le China Town est pour lui une goutte d’eau dans un océan de Pour que tu m’aimes encore de Céline Dion. Pourtant, ici, c’est différent. Assis à votre table, observer les gens qui vous entourent sera l’une de vos activités préférées de la soirée et – spoiler – la mixité sociale vous sautera aux yeux.
Vous pourrez côtoyer le fleuron de la scène électronique underground qui vient fêter l’anniversaire d’un de ses DJ, comme votre épicier de quartier qui discute avec votre p-dg. Parfois, on y croise des gens du “showbiz”, s’enorgueillit un peu le taulier du dancefloor, “des anciens chanteurs, des artistes qui ont fait des comédies musicales, ou même des stars, Patrick Bruel, Valérie Damidot, Smaïn… »
“Quand on est dans le même endroit que Patrick Bruel, à une ou deux tables d’écart, ça fait son petit effet”
“C’est vrai qu’il arrive que les gens viennent au karaoké en se disant qu’ils vont peut-être voir quelqu’un. Quand on est dans le même endroit que Patrick Bruel, à une ou deux tables d’écart, ça fait son petit effet.” Jean-Pierre sourit. Il est fier, fier aussi de cette diversité de public qui vient chanter, draguer, manger, célébrer, se mélanger dans son karaoké. Ils viennent souffler un coup.
“Aujourd’hui la vie est dure et les gens ont besoin de faire une pause. Comme j’ai l’habitude de dire, ici c’est comme une salle de sport mais pour la voix. Chanter ça détend. Et dans tous les milieux sociaux, j’ai l’impression qu’on arrive à saturation. Donc ils se retrouvent, ils se mélangent et ça leur fait du bien. Moi je trouve ça beau quand le samedi soir je vois un avocat qui discute avec un mec qui bosse chez Renault. L’autre jour, j’ai même vu des gilets jaunes enlever leur gilet après la manif et venir chanter.”
Tant pis si les oreilles saignent
Au Chinatown, on vient prendre du bon temps, et tant pis si les oreilles saignent, au contraire : “Le but n’est pas de les faire chanter bien ou juste. D’ailleurs, je leur dis souvent ça, ça les fait marrer : “Ici c’est comme à la sécu, on est tous pareils, on prend un ticket et on fait la queue.” Moi, je veux que les gens chantent et s’amusent, je veux qu’ils aient confiance en moi. C’est ça le plus important. »
“Il y a des soirs où j’ai l’impression d’être un mono en colo”
Détente pour certains et exutoire pour d’autres. Voilà un nouvel élément de réponse qui expliquera le succès de votre nuit au China Town. “Il y a des gens qui viennent pour s’amuser, ils vont chanter des trucs comme La Bonne du curé et ça va faire marrer tout le monde, mais il y en a d’autres qui viennent chercher un moment de gloire, assouvir un besoin de reconnaissance, être quelqu’un d’autre pendant trois minutes ou faire passer un message bien précis.”
Assis tous les deux à une table du restaurant encore vide, le temps, alors, se fige : “Avant je travaillais au Chimère, en face du métro Saint-Paul. Il y avait quelqu’un qui venait tous les soirs, mais vraiment tous les soirs. Il arrivait à 21heures, il prenait une bière, il chantait sa chanson et s’en allait. Il chantait toujours la même chanson, Comme ils disent de Charles Aznavour [qui aborde le terme de l’homosexualité dans le début des années 70, ndlr]. »
“Un jour, je le croise sur le chemin de son travail, il me reconnaît, j’apprends qu’il est directeur de banque. J’ai su plus tard pourquoi il chantait toujours la même chanson, parce que son copain l’avait quitté. C’est ça aussi le métier d’animateur, déceler les failles des gens, les comprendre et les encourager.” Avec les années, une relation particulière s’est instaurée entre Jean-Pierre et son public. Il ne dirait pas que c’est de l’amour, mais plutôt de l’amitié. Parfois, c’est plus compliqué : “Il y a des soirs où j’ai l’impression d’être un mono en colonie de vacances. Mais on s’apprécie mutuellement. Quand je ne suis pas là, ils se demandent où je suis, ils sont déçus.”
Passé une certaine heure, la scène devient un champ de bataille
Passé une certaine heure, les premières chansons cultes (on y reviendra) et un certain degré d’alcool, le China Town entre en ébullition. Sur les tables, les cadavres de Tsingtao 750ml apparaissent plus vite que le service ne peut les débarrasser et les emballages de cadeaux d’anniversaire trempent dans les rāmens tièdes.
Les serveuses et serveurs, las et implacables, tentent de faire régler les additions à des tablées de 30 ou 40 personnes dispersées entre la scène devenue un champ de bataille sans pitié, les tables voisines et l’entrée où l’on fume une cigarette, débriefe la soirée en temps réel ou fait des vocalises. C’est toujours comme ça ici. Pourtant, des dérapages, il n’y en a pas eu beaucoup en cinq ans.
“C’est moi le responsable, donc c’est moi qui commande”
Ça peut paraître étonnant mais « les gens s’auto-gèrent parce qu’ils veulent tous passer une bonne soirée, explique le DJ. Au final, ce n’est jamais méchant. Le pire qu’il soit arrivé c’est qu’un jeune homme qui avait un peu trop forcé sur la bouteille et mettait la main aux fesses des filles. Donc je l’ai rappelé à l’ordre. Dans mon établissement, je ne tolère aucun manque de respect envers qui que ce soit.”
“En tant qu’animateur, il y a un ton à adopter, jamais vulgaire mais strict. Je pars du principe que c’est moi le responsable et donc que c’est moi qui commande. Par exemple, si je dis ‘pas de verre sur scène’, c’est pas de verre sur scène. Autre exemple, leur dire qu’il faut attendre chacun son tour pour chanter, parce qu’ils ont très envie de chanter mais ils sont quatre cents à vouloir le faire. Et quand on est autant, forcément on se retrouve avec dix à douze tickets de la même chanson et tout le monde ne pourra pas chanter celle qu’il voulait.”
Et c’est parti pour le Top 5 du Chinatown !
Devant la fente de la petite cabine de DJ logée derrière la scène, ça se bouscule un peu pour donner son ticket sur lequel on a inscrit le chef-d’œuvre de la musique que l’on veut interpréter. Si les demandes sont de temps en temps farfelues (“Le Chant des partisans ou des chansons paillardes un peu hot le vendredi devant des familles et des enfants en bas âge, là c’est un peu compliqué”), il y a aussi les immanquables.
C’est parti pour le Top 5 (cliquable ci-dessous) : “Céline Dion, Pour que tu m’aimes encore. Celle-ci c’est au moins vingt fois dans la soirée. Confessions nocturnes de Diam’s & Vitaa, Tu m’oublieras de Larusso, Sensualité d’Axelle Red et Sous le vent de Céline Dion et Garou. Si au cours d’une soirée elles ne sont pas demandées, c’est qu’il y a un problème.”
Les deux heures du matin pointent le bout de leur nez et avec elles les grandes décisions à prendre pour le reste de votre nuit. Pour Jean-Pierre, fou de sports mécaniques, c’est le moment de retrouver ses motos qu’il bricole et le silence de sa vie privée : “Quand je rentre chez moi, je mets de côté ma vie publique – parce que malgré ce que l’on peut dire, j’ai tout de même un métier public, je suis devant les gens, on vient me prendre en photo, on vient me demander des selfies, on vient m’interviewer…”
“Comme un livre, je ferme les pages et je les rouvre lendemain. Parfois, on me demande si je suis marié, célibataire ou quoi. Je ne réponds pas. D’une part pour entretenir le mystère – c’est bien que l’animateur soit entouré de mystère, hein – et d’autre part parce que je ne veux pas mélanger vie publique et vie privée. »
Après cinq ans passés au China Town, l’animateur rêve d’ailleurs. On lui fait même des propositions. C’est vrai, les soirées ici sont fatigantes, surtout pour le public qui repart souvent dans de sacrés états. Il ne s’en plaint pas mais c’est plutôt le calme qui semble se profiler à l’horizon. Un calme relatif : “Je ne me vois pas animateur toute ma vie. Je pense que je vais rester dans l’événementiel mais passer de l’autre côté de la barrière, côté organisation. Je ne me vois pas à 60 ans, chemise ouverte et chaîne en or en train de lever les mains…”
“Je pense qu’il faut laisser la place aux jeunes. Mais les jeunes en ce moment… Ils ne comprennent pas bien comment ça fonctionne un karaoké. Comme je le dis souvent, on ne peut pas faire un karaoké dans un bar à putes avec deux spots et un micro… En tout cas l’événementiel restera toujours mon truc. Ça l’a toujours été. Que ce soit devant ou derrière la scène.”
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