La suppression de l’École nationale d’administration (ENA), envisagée par Emmanuel Macron, est-elle la solution à la reproduction sociale des élites en France ? Nous avons interrogé le sociologue François Dubet, directeur d’études à l’EHESS, récemment auteur du livre “Le temps des passions tristes – Inégalités et populisme” (Seuil).
Emmanuel Macron avait prévu d’annoncer la suppression de l’ENA dans son allocution du 15 avril. Est-ce la bonne réponse à la fracture entre la France et ses élites ?
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François Dubet – Je crois d’abord que c’est un coup politique, car les énarques focalisent tout ce que les Français détestent. Pourtant l’écrasante majorité des énarques sont des fonctionnaires compétents et austères, qui travaillent pour le bien public, mais ce n’est pas l’image qu’on en a. C’est ainsi. Je crois ensuite que la colère contre les élites déborde largement les énarques. La dénonciation des élites concerne fondamentalement les élus, les intellectuels, les journalistes, etc. Sur le fond, bien sûr, je ne vois pas de raison de s’opposer à l’idée qu’il faille élargir le recrutement des énarques. Mais il faut savoir qu’on raisonne sur quelques centaines de personnes. D’une certaine manière, ça va rester anecdotique, car on raisonne toujours sur les têtes d’épingle des hyper élites.
Cette mesure relève donc plus du coup de com’ selon vous ?
Oui, car elle peut changer la physionomie de l’ENA, mais pas la condition des enfants d’immigrés en France. On pense toujours en France qu’on doit aider ceux qui le méritent, pour les faire accéder à l’élite. Mais cela concerne toujours un très petit nombre de personnes. On part aussi toujours de l’idée que les élites issues de milieux modestes seront forcément plus généreuses et sympathiques, mais nous n’en avons pas nécessairement la preuve.
Ça me paraît être une mesure qui va faire le buzz, mais qui ne vas pas régler les problèmes majeurs de la jeunesse, qui sont l’inefficacité sociale des diplômes et le fait qu’on continue à orienter massivement vers l’enseignement professionnel en fonction de l’origine sociale et des échecs scolaires. Ces problèmes ont un impact mille fois plus considérable que le recrutement endogène des énarques.
Est-il vrai que l’endogamie est très forte à l’ENA ? Que la reproduction sociale y est systématique ?
L’endogamie du recrutement des élites est réelle, mais ce n’est pas un choix politique. Comme il y a une longue compétition d’excellence scolaire en France, les dispositions sociales finissent par faire la différence. Le système est si sélectif que, d’une certaine manière, à la fin, si vous n’avez pas le background culturel, ça devient très difficile d’entrer à l’ENA. La petite différence de qualité initiale joue un rôle décisif à la fin du match.
Ce que fait Macron sera difficilement contestable, car il mobilise une croyance centrale chez les Français : la croyance dans l’égalité des chances méritocratique. C’est-à-dire l’idée que si vous avez une compétition véritablement équitable pour accéder aux élites, les inégalités dont elles bénéficient ne sont plus contestables. Ce que je trouve un peu désagréable, c’est cette manière de ne voir les inégalités des chances qu’au sommet de la compétition. On se scandalise de la situation de l’ENA, mais pas du fait que tous les enfants d’immigrés aillent dans des lycées professionnels où personne ne veut aller.
Macron a lui-même fait l’ENA, et à sa sortie de l’école il avait déjà signé un rapport critiquant cette formation, comme une grande partie de la promotion Léopold Sédar Senghor. Comment expliquez-vous l’existence de cette critique interne ?
La critique interne à l’ENA a toujours existé. Les élites se critiquent elles-mêmes car elles voient bien que la fermeture élitiste les menace. Le milliardaire Warren Buffet aux Etats-Unis est révélateur de ça : il est extrêmement riche, mais il veut payer plus d’impôts et critique les exemptions fiscales extraordinaires dont bénéficient les ultra-riches, car à force cela conduit au suicide. Cette critique est légitime, car ça peut aller loin. Quand vous avez un système de grandes écoles, vous avez une sorte d’emprise immédiate sur les postes à responsabilité dans les grandes entreprises et les administrations.
Cela conduit à des systèmes de castes, où dans telle grande entreprise, certains postes sont réservés à des polytechniciens par exemple. Ça crée des blocages. Cette crise dépasse donc largement les problèmes de recrutement de l’ENA. Tout le monde tape sur les élites en général, parce que les partis et les syndicats ne transforment plus les colères en programmes politiques. Macron est dans une situation compliquée de ce point de vue : il doit répondre à des émotions, plus qu’à des revendications.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le temps des passions tristes – Inégalités et populisme, de François Dubet, éd. Seuil, 112 p., 11,8 €
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