Faire face à une épidémie de manière romancée en pleine crise sanitaire permet de prendre du recul, sur ses émotions (et peut-être aussi sur cette production littéraire).
Rues quasi-désertes, rares passant·e·s masqué·e·s qui s’évitent en silence… En ces temps de pandémie du coronavirus et de confinement, les scènes du quotidien ont de quoi donner l’impression de se retrouver dans un film de science-fiction ou un roman (post-)apocalyptique. Un effet-miroir pas très agréable, anxiogène même. Pas la peine à première vue d’en rajouter en se plongeant actuellement dans ces fictions.
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C’est bien la vision de Zoé, 30 ans, historienne de profession confinée chez elle depuis le 10 mars en raison de symptômes faisant penser au coronavirus : de la fièvre et des difficultés à respirer. Elle raconte essoufflée que, dimanche 15 mars au soir, elle a arrêté le visionnage d’un épisode de la série de SF The Expanse, qu’elle regardait avec son copain : les protagonistes s’y préparaient à un manque d’oxygène. “Physiquement, j’avais déjà du mal à respirer. Ajouter de l’angoisse dessus, c’était juste pas une bonne idée. The Expanse, là, je peux plus.”
Emily St. John Mandel, l’autrice de Station Eleven, qui met en scène une pandémie foudroyante, suggère elle même d’“attendre peut-être quelques mois” avant d’ouvrir son livre. “C’était une mauvaise semaine pour commencer à lire Station Eleven”, a-t-elle insisté auprès du magazine américain Time le 16 mars et répète-t-elle depuis plusieurs semaines sur Twitter.
Objectif : ne pas amplifier l’anxiété déjà présente. Pourtant, la propagation du Covid-19 a boosté les ventes de son roman. Et anonymes comme journalistes littéraires conseillent la lecture d’ouvrages épidémiques. “Qu’on ait envie de lire une histoire d’épidémie, je le comprends, pointe le professeur de littérature comparée Jean-Paul Engélibert, entre autres auteur de Fabuler la fin du monde, la puissance critique des fictions d’apocalypse (éd. La Découverte, août 2019). On peut relire La Peste maintenant, je ne pense pas du tout que ce soit masochiste. Au contraire.”
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Pour lui, que l’on soit en pleine pandémie ne change pas la donne plus que ça. “Il me semble vraiment étrange de renoncer à lire des romans car on vivrait une situation trop proche de ce qu’ils racontent. L’expérience de la fiction, c’est l’expérience d’un décalage avec le monde : on rentre dans une fiction pour sortir du monde. Mais, même si on est très ému·e avec les personnages, que l’on a peur pour eux, que l’on partage leurs sentiments, on sait très bien que ce sont des personnages. Et cette distance avec l’histoire que l’on lit et avec le monde réel permet de mieux supporter les deux. Les romans apocalyptiques ont quelque chose à nous apprendre et nous apporter, on peut les lire n’importe quand et il ne faut pas hésiter à les lire maintenant.”
Imaginaires extrêmes
Comme l’explique le chercheur en science politique Yannick Rumpala, auteur de l’ouvrage Hors des décombres du monde. Écologie, science-fiction et éthique du futur (Champ Vallon, 2018), en temps normal, ces livres peuvent avoir une fonction d’alerte et de prise de conscience comme de réassurance, qui peut engendrer une certaine passivité, en se disant que, par comparaison, la situation n’est pas aussi grave qu’elle pourrait l’être, ou encore produire un effet de découragement, la catastrophe apparaissant comme inéluctable.
“Avec le moment de crise que nous vivons, la lecture de ces romans sera pour le coup différente. Mais cela dépend qui les lit et pour quoi en faire, rappelle le spécialiste. Les travaux sociologiques sur la réception des romans indiquent que tous les usages sont possibles. Il y a des personnes qui vont les prendre au pied de la lettre et s’en inspirer, je pense aux survivalistes ; d’autres peuvent trouver d’autres ressources inspirantes dans les aspects de solidarité décrits. Cette variété de lectures peut faire résonner différemment les imaginaires.” Et ce, aujourd’hui comme hier – c’est-à-dire dans le monde pré-Covid-19.
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“Les romans apocalyptiques ne sont pas des manuels de survie”, appuie Jean-Paul Engélibert. On n’y cherche pas des réponses pratico-pratiques à appliquer de suite (même si l’on apprend en lisant Dans la forêt, de Jean Hegland, que l’on peut fabriquer de la farine en pilant des glands) mais “des points d’appui pour réfléchir à notre expérience”. La preuve, évoque Yannick Rumpala, les Marines ont fait appel en 2013 au romancier Max Brooks, auteur notamment de World War Z, afin de mieux anticiper IRL les situations de catastrophes extrêmes.
De son côté, pour penser à autre chose qu’à ses difficultés respiratoires et au confinement, Zoé envisage de visionner des films politiques et sérieux mais plus feel-good et qui finissent bien, comme Les Combattants, ainsi que des dystopies où l’apocalypse ne prendrait pas la forme d’une épidémie suffocante.
https://www.youtube.com/watch?v=pvyLxOhbFnw
Du cinéma !
Irène Langlet, professeure de littérature contemporaine spécialiste de science-fiction, n’a pas tout à fait la même lecture des fictions “post-apo”, comme elle les appelle. Elle ne les trouve “pas très originales” et juge même qu’“elles témoignent d’un imaginaire assez pauvre et voyeuriste – c’est peut-être ce qui les rend fascinantes”, en ce qu’elles sont un œilleton sur la mort et très (trop) souvent le sexe. “La complexité du réel, ces romans ne la prennent pas en compte. La logique de ce genre littéraire n’est pas de s’appuyer sur une plausibilité scientifique ni politique.”
Souvent, en un clin d’œil, la quasi-totalité de la population est évincée du globe par une catastrophe, qu’elle soit nucléaire, naturelle ou virale ; les villes envahies par la végétation, sans tenir compte de la résistance des matériaux. Exit aussi le temps de la gestion de crise. “Sur le plan narratif, il y a une nécessité absolue que tout se passe très vite, mais c’est du cinéma !”
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En somme, “en dépit des apparences, ce ne sont pas des romans réalistes. Ils ont plus à voir avec des cantiques, des légendes ; ce sont des contes à faire peur, non des récits prospectifs, poursuit Irène Langlet, également autrice de La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire (Armand-Colin, 2006). La consommation de ces fictions a un sens plus symbolique que réflexif, ce qui n’est pas une façon de les dénigrer. On a besoin de symbole, ces fictions peuvent être utiles à celles et ceux qui ne savent que faire de leurs émotions.”
Apocalypse, y es-tu ?
Car, contrairement à l’exemple de Zoé avec la série The Expanse, les émotions, pas toujours positives, provoquées par ces lectures peuvent freiner l’anxiété trouvant sa source dans le monde réel. Parce que la lecture se différencie du visionnage de séries et de films. À l’écran les films épidémiques et apocalyptiques adoptent une esthétique de l’urgence, explicite dans son mémoire de master en arts du spectacle Margaux De Ré : les plans de gyrophares, cris de panique, policiers en intervention, voitures qui dérapent et gens qui courent sont “en général présentés sur un rythme rapide, parfois accompagnés de musique”, ce qui a “pour effet de provoquer une vive tension chez le spectateur” – et peut accentuer l’angoisse si elle est déjà présente.
“Avec les médias audiovisuels, on est soumis à un flux, à un bombardement d’images animées, détaille Jean-Paul Engélibert. C’est très différent de ce qu’on éprouve quand on lit, où on est maître de son rythme et où l’on fait un effort de distanciation : devant un texte, on ne peut pas être passif, il y a toujours besoin d’une activité de déchiffrement et d’imagination.”
La fiction littéraire, même apocalyptique, peut ainsi aider à se sortir de l’hypnose engendrée par le flux médiatique affolant parce que continu autour de la présente pandémie. “Lire le Journal de l’année de la Peste, c’est une manière de donner de la distance imaginaire et d’en sortir. La représentation de l’angoisse et du danger n’est ni l’angoisse ni le danger. Les enfants le savent intuitivement, c’est pour ça qu’ils aiment beaucoup qu’on leur raconte des histoires effrayantes, de loups, de sorcières et d’ogres. Ça permet de fixer la peur sur un objet imaginaire et dont on sait très bien qu’il est imaginaire.”
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