Confinée, la France semble se diviser en deux réalités différentes pour les travailleurs. Celles et ceux qui doivent sortir “sur le terrain” pour assurer certains services et se mettent en danger pour pouvoir assurer les besoins de tous les autres. La politologue Françoise Vergès analyse ces injustices et prévoit la solidarité.
Ils/elles sont caissièr·es, livreur·ses, ouvrièr·es, logisticien·nes, chauffeur·es, ou préparateur·ices de commandes et continuent de travailler malgré l’épidémie de Covid-19, et alors que la plupart des Français·es sont confiné·es. D’après le ministère du Travail, plus de 4 emplois sur 10 sont compatibles avec le télétravail.
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Le dimanche 15 mars, un arrêté a dressé la liste des seuls commerces qui peuvent rester ouverts : supermarchés, tabac-presse, pharmacies, boulangeries, téléphonie mobile etc. Et distinguait dès lors les confiné·es des non-confiné·es : celles et ceux qui travaillent bien (trop) souvent sans protection et la peur au ventre. La politologue et militante décoloniale Françoise Vergès autrice de Un féminisme décolonial (Ed. La Fabrique), décrypte la situation de cette France à la fois essentielle et invisibilisée.
Emmanuel Macron a exhorté jeudi 19 mars les entreprises et les salariés à poursuivre leur activité “dans le respect des règles de sécurité sanitaire”, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Françoise Vergès – Le gouvernement veut préserver l’économie, c’est sans surprise. Ce que ça m’inspire ? “Paroles, paroles, paroles, encore des paroles semées au vent”. Mais quels moyens ont les entreprises de respecter les règles de sécurité sanitaire ? Et combien de patrons se soucient de la santé de leurs employé·es ? Pas de masques, pas de gants, des services d’urgence débordés. C’est normal que les salariés se méfient et exigent un droit de retrait. Comment faire confiance ? Les rumeurs courent, les explications du gouvernement sont contradictoires, on lit tout et son contraire, il y a du mépris “mais enfin, tout est expliqué !”.
C’est un monde de bourgeois qui n’a aucune idée de la vie de millions de personnes, de leurs problèmes quotidiens aggravés par le confinement.
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“Le confinement c’est pour les riches” a réagi un salarié d’une usine de l’agro-alimentaire. Pensez-vous que la santé de certain·es salarié·es sont sacrifié·es à l’heure actuelle ?
Absolument ! Le confinement est possible parce que des centaines de milliers de personnes restent exposées : celles qui continuent à travailler pour assurer que les “commerces essentiels” restent fournis (qui apportent les denrées, qui les mettent sur les étagères, qui nettoient le magasin, qui sont à la caisse, les vigiles debout toute la journée qui filtrent les entrées), les éboueurs, les personnes qui travaillent à la poste, les femmes qui nettoient les hôtels qui restent ouverts et les personnes qui assurent le room service, les personnes qui livrent, qui assurent que le flow internet reste constant, tout ce qui fait qu’une société continue à tourner même confinée.
Les confiné.e.s ne sont que la partie visible de la situation, à qui les médias demandent sans cesse comment elles/ils se débrouillent. C’est la partie visible d’un système qui finalement repose toujours sur l’invisibilité et l’exploitation d’une majorité. La vie de quelques-uns est possible parce que d’autres, invisibles, sont exploitées et plus vulnérables. C’est juste plus visible à cause du confinement.
Muriel Pénicaud s’est dite “scandalisée” que la fédération des artisans du bâtiment ait recommandé à ses adhérents d’arrêter les chantiers. Pensez-vous que cette crise du coronavirus peut contribuer à renforcer un sentiment de défiance vis-à-vis du corps politique ?
Dès le départ, le gouvernement a agi de sorte que nous ne puissions pas lui faire confiance. Déjà, nous avons eu toute une série d’injonctions contradictoires – ne sortez pas mais allez voter, ne sortez pas mais promenez votre chien…- et après, une longue hésitation sur la dangerosité du virus, comme si la France allait être protégée d’un virus dont on a su très vite qu’il avait une très grande capacité de transmission. L’Occident dans son ensemble s’est cru protégé. Ensuite, nous avons eu le discours de l’union nationale, de la “guerre”, des “héros”, mais comment y croire quand nous savons que 100 000 lits ont été supprimés dans les hôpitaux en 20 ans, quand nous avons vu depuis des années, infirmières et infirmiers, médecins, alerter, protester, faire grève contre la destruction du système de santé ?
Que la recherche sur les virus n’a pas été financée alors que depuis des années, des chercheur.e.s ont signalé que des pandémies étaient à prévoir ? Le discours du “en même temps” c’est n’importe quoi, il y a des sujets sur lesquels il ne peut y avoir de “en même temps” : on ne peut pas “faire la guerre” à un virus et “en même temps” réduire les budgets de recherche ou favoriser les grandes compagnies pharmaceutiques. Ça n’a pas de sens. Une ex-ministre a parlé de mascarade, elle doit en savoir quelque chose, et de fait on assiste à une mascarade mais une mascarade qui met en danger des personnes. Comment s’assurer qu’une fois le plus grand danger passé, les responsabilités seront identifiées et punies ?
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Va-t-on assister au renforcement du capitalisme numérique selon vous ?
Je pense qu’en ce moment, des think tank et les grandes multinationales réfléchissent à l’après et vont trouver comment renforcer capitalisme vert, capitalisme numérique, industrie de la surveillance et du contrôle, industrie pharmaceutique. Le gouvernement chinois a renforcé son système de surveillance au nom de la lutte contre l’épidémie ; le gouvernement égyptien a emprisonné des militant.e.s qui protestaient contre les conditions dans les prisons face au Covid-19 ; en France, que nous prépare le gouvernement ? Il faudra une énorme mobilisation pour que cette pandémie ne débouche pas sur “changer pour que rien ne change”.
Vos écrits s’intéressent particulièrement à l’histoire de l’oppression, la colonisation. Pensez-vous que cette crise va accentuer les inégalités et les violences systémiques créées par la colonisation ?
La colonisation a créé une longue crise, humanitaire, environnementale, culturelle, économique dont les effets sont encore visibles aujourd’hui. L’environnement a été bouleversé à une échelle globale, virus et germes ont été apportés par les colonisateurs, détruisant des peuples entiers. Genocides, massacres, travail forcé, extraction systématique de richesses ont été normalisés. Cette inégalité n’a pas été réparée par les indépendances. On a donc une situation asymétrique qui perdure même si nous avons une plus grande multipolarité aujourd’hui.
Cette crise vient après une série de crises, nous vivons de fait en crise permanente, financière, humanitaire, environnementale, de violence structurelle (féminicides, racisme, discriminations), dans un état de violence permanent où de plus en plus de personnes se retrouvent dans une situation de vulnérabilité, destinées à une mort prématurée (réfugié.e.s, peuples autochtones, pauvres, personnes à la rue, migrant.e.s, communautés racialisées…). Les pandémies révèlent de manière plus claire ces inégalités. Les pauvres et les peuples du Sud global sont toujours les plus touchés par des catastrophes dont ils ne sont pas responsables.
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Peut-on toutefois espérer que des mouvements de solidarité émergent et se renforcent ?
Les mouvements de solidarité n’ont cessé de s’opposer à l’idéologie néolibérale de l’individualisme forcené, du chacun pour soi, de l’hyper-consommation, de l’égoïsme comme mode de vie. J’ai confiance en la solidarité, elle se manifeste toujours. Mais je ne peux pas sous-estimer la force de l’idéologie néolibérale, la manière dont elle manipule la notion de “liberté”, sa capacité à enlever toute dimension radicale à une notion et à en faire une marchandise, ni l’instrumentalisation d’un bouc émissaire par le nationalisme, ou du discours “fermons les frontières pour nous protéger”.
Nous devons rester mobilisé·es, observer et analyser toutes les mesures, préserver la solidarité, celle que nous construisons, pas la leur qui surgit tout d’un coup ou après l’avoir criminalisée dans le cas de l’aide aux réfugié.e.s par exemple. Il y a urgence : se protéger pour protéger les autres autour de nous et protéger un personnel médical épuisé mais sans oublier que ce personnel est épuisé à cause de décisions gouvernementales depuis des décennies, sans oublier que la protection sanitaire publique a été négligée, sans oublier les inégalités, le racisme, le sexisme qui demeurent et n’ont pas disparu avec la pandémie. Se préparer à l’après-confinement en apprenant du passé et du présent.
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Propos recueillis par Fanny Marlier
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