Alors que le Défenseur des droits a dénoncé dans un rapport les pratiques discriminatoires des commissariats parisiens, nous avons interrogé la professeure de droit à l’université de Cergy-Pontoise, membre du GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s), Karine Parrot, sur l’étendu de la machine répressive contre les étrangers.
“Si crise il y a, c’est bien une crise de l’accueil”. Quelques jours après la divulgation d’un rapport du Défenseur des droits dénonçant les pratiques discriminatoires de la police à Paris, Karine Parrot, auteure de Carte blanche – L’Etat contre les étrangers, récemment paru aux éditions La Fabrique, met au jour les “pratiques institutionnelles bien rodées”, qui visent les étrangers.
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Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, dénonce les pratiques de la préfecture de police de Paris en matière de contrôles, pointant du doigt un “profilage racial et social”. Son rapport met en avant des consignes discriminatoires visant à contrôler des “bandes de Noirs et de Nord-Africains”, et à évincer systématiquement “SDF et Roms”. Êtes-vous étonnée par l’existence de ces notes internes ?
Karine Parrot – Celles et ceux qui vivent dans les quartiers populaires des grandes villes ne seront pas étonnés par ces instructions données aux forces de l’ordre : les contrôles au faciès, les contrôles vexatoires, sont le lot quotidien d’une partie de la jeunesse. Mais ces notes manifestement illégales, car explicites, ne sont en un sens qu’un détail – pour ne pas dire un secret de polichinelle. Le plus grave c’est que la loi – le code de procédure pénale – donne aux forces de l’ordre une telle marge de manœuvre pour procéder aux contrôles des personnes dans l’espace public, qu’en pratique la loi autorise les contrôles discriminatoires. Quant aux SDF et aux Roms, ils sont également visés en tant que “pauvres”. C’est bien là une sorte de chasse aux pauvres qui est orchestrée par la haute administration.
Ces consignes sur les contrôles d’identité sont-elles les seules pratiques illégales de l’administration ?
D’une manière générale, en matière de contrôle et d’aseptisation de l’espace public, l’État choisit de ne pas s’embarrasser outre mesure des contraintes légales qui sont censées peser sur lui. Dans le Nord ou en région parisienne, la manière dont les personnes éxilées sont régulièrement délogées et violentées par la police, la façon dont leur campement sont méticuleusement détruits pour éviter tout “point de fixation”, tout cela est illégal, en plus d’être d’une brutalité inouïe. Le tribunal administratif de Lille vient de déclarer illégale une évacuation ordonnée en 2017 par le préfet du Nord à Grand-Synthe au cours de laquelle 600 personnes avaient été expulsées de leur lieu de vie, et contraintes de monter dans des bus pour se retrouver à nouveau rapidement abandonnées à elles-mêmes. L’État français vient aussi d’être condamné par la Cour européenne des droits de l’Homme pour avoir laissé à l’abandon pendant 6 mois un jeune garçon de douze ans dans la « jungle » de Calais, à la fin de l’année 2015. Mais ces condamnations qui portent sur des pratiques institutionnelles bien rodées ne semblent pas inquiéter les préfets qui continuent de violer la loi. C’est tout de même intéressant de voir avec quel aplomb les agents de la haute administration se soustraient aux règles de droit.
Dans votre livre, Carte blanche – L’Etat contre les étranger (La Fabrique), vous dénoncez le mépris et les humiliations institutionnelles dont les étrangers font l’objet. Comment cette attitude se manifeste-t-elle concrètement ? Comment est-elle orchestrée par la haute administration ?
Concernant en particulier les étrangers pauvres – car les étrangers riches sont en général bien traités par l’administration – les exemples sont légions. L’exemple des jeunes adolescents qui arrivent seuls en France et doivent survivre dans la rue est éloquent. Pour refuser de les prendre en charge comme la loi les y oblige, les départements font pratiquer sur ces jeunes des radios osseuses qu’ils invoquent pour contester leur minorité et, partant, leur besoin de protection. Aujourd’hui, on peut dire qu’en France, pour ces jeunes, l’accès à la protection de l’enfance se fait sur la base d’examens anthropométriques.
Mais je pourrais évoquer aussi le sort réservé à certains étrangers arrivés en France dans les années 1960 pour travailler dans les usines. Au nom de la lutte contre la fraude, les caisses d’assurance sociale opèrent des descentes dans les foyers où vivent ces vieux travailleurs et invoquent des prétextes fallacieux pour leur couper les maigres allocations auxquelles ils ont pourtant droit. La pratique a été condamnée comme grossièrement illégale et discriminatoire par le Défenseur des droits, mais elle n’a pas pour autant disparue. En 2011, les vagues de contrôle avaient été encouragées par Claude Guéant alors Ministre de l’intérieur, condamné depuis pour détournement de fonds publics…
Qu’en est-il des personnes en demande d’asile, qui semblent vivre un véritable calvaire administratif ?
En effet : d’abord, elles éprouvent les plus grandes difficultés, ne serait-ce qu’à déposer leur demande. Tous les guichets sont « saturés » et, en attendant, les personnes sont contraintes de rester de long mois en situation irrégulière, exposées à une mesure d’expulsion. Ensuite, grâce au « système Dublin » imaginé à l’échelle de l’Union européenne, les demandeurs d’asile peuvent être enfermés en centre de rétention administrative en vue d’être « transférés » vers un autre Etat européen désigné « compétent » pour examiner leur demande de protection internationale. Aujourd’hui en France, on enferme des demandeurs d’asile pour les expulser de force vers l’Italie où l’on sait pertinemment que leur demande ne sera pas examinée. Le système Dublin s’avère ainsi très efficace pour maltraiter et clochardiser les demandeurs d’asile en respectant les dehors de la légalité.
Y a-t-il une continuité, selon vous, entre le durcissement des contrôles frontaliers et des politiques d’accueil des exilés, et cette attitude discriminatoire vis-à-vis de celles et ceux présents sur le territoire ?
Ce sont bien les deux faces d’une même politique. D’un côté, les dirigeants cherchent à tarir l’arrivée de celles et ceux qu’ils jugent trop pauvres pour être accueillis et, dans le même temps, ils signifient avec force à ceux qui sont déjà présents sur le territoire qu’ils sont uniquement tolérés et qu’ils n’ont pas véritablement de droits à faire valoir. Cela étant, il y a dans cette politique extrêmement brutale une part non nulle d’esbroufe : les gouvernants savent pertinemment au fond qu’ils sont incapables de fermer totalement les frontières et de contrôler tous ceux qu’ils tiennent pour indésirables, mais cette mission sécuritaire qu’ils se donnent est un formidable outil d’auto-légitimation. C’est là finalement une vieille recette de gouvernement : on s’invente un ennemi pour asseoir son existence. Ce qui est nouveau, ce sont notamment les milliers de personnes qui se noient en méditerranée en essayant de gagner l’Europe car les voies légales d’accès à nos territoires leur sont désormais fermées. Mais les dirigeants font semblant de ne pas voir que leur politique de fermeture des frontières cause directement la mort de milliers de personnes.
Dans son discours du 10 décembre 2018, en réponse aux “gilets jaunes”, Emmanuel Macron a fait référence à la “question de l’immigration” et à “l’identité profonde de la France”. Plus récemment, Christophe Castaner a accusé les ONG qui viennent au secours des migrants en Méditerranée de se montrer “complices” des passeurs… Le contexte de la “crise migratoire” sert-il à invisibiliser cette politique “depuis longtemps inhumaine”, comme vous l’écrivez ?
La thèse de la crise migratoire a été avancée pour continuer à monter les barricades juridiques et physiques autour de l’Europe alors même que les candidats à l’asile, les exilés fuyaient pour beaucoup la guerre et ne pouvaient dès lors être immédiatement disqualifiés comme « migrants économiques ». Pour justifier le non-accueil des exilés syriens, irakiens, afghans sur le territoire européen, les dirigeants ont agité le concept fourre-tout de « crise ». Mais si crise il y a, c’est bien une crise de l’accueil. Il faut voir la situation sur certaines îles grecques qui sont proches de la Turquie, transformées en de véritables prisons à ciel ouvert où des milliers de personnes tentent de survivre dans des conditions de dénuement extrêmes. Les dirigeants européens font pression sur la Grèce pour que l’accès au continent leur soit interdit. Parce qu’ils et elles ne sont pas nées avec la bonne nationalité, parce qu’ils et elles ne sont pas suffisamment riches, ces personnes sont séquestrées aux portes de l’Europe. Comment qualifier cette « gestion des ressources humaines » ?
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Carte blanche – L’Etat contre les étrangers, de Karine Parrot, éd. La Fabrique, 304 p., 15€
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