A l’heure où de nombreux défilés ont été annulés et que les boutiques ont fermé, l’industrie va-t-elle encourager un regard plus critique sur la société de consommation ?
Si la mode est le miroir de son époque, elle en est parfois la prophétie. C’est bien ce que l’on peut se dire quand on remarque que lors des dernières fashion week, des masques couvrant le nez et la bouche – et coïncidence ou sixième sens, conceptualisés bien avant l’épidémie du coronavirus – défilaient sur les podiums de Marine Serre et de Boramy Viguier.
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“En janvier 2019, les masques que j’ai faits en soie, en organza, en tulle avaient vocation à rendre un style… L’aspect horrifique qui réside derrière un masque de docteur, de chimiste, de chercheur… Et aujourd’hui, je porte les samples par nécessité”, dit Boramy Viguier, qui voit dans ce retournement inattendu de l’utilisation de ses pièces une forme de prise de conscience. “Survivre à cette pandémie va créer un sens de la nécessité, et je pense que la nécessité est la seule grande inspiration”, ajoute-t-il. Robin Meason, directrice du bureau de presse Ritual Projects, souligne de son côté qu’“en temps de crise, nous sommes forcés de devenir plus créatifs pour trouver des solutions à des nouveaux problèmes. L’aspect positif est que ce climat peut générer de l’innovation”.
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De nombreuses initiatives
C’est effectivement un changement plus global de mentalité qui semble naître. Alors que les grands noms sont plus touchés que jamais – la production de Chanel est suspendue, son défilé croisière est annulé, tout comme ceux de Versace, Armani ; Bernard Arnault, PDG de LVMH, a de son côté perdu 14 milliards de dollars en une semaine -, l’industrie met néanmoins la main à la poche pour apporter de l’aide.
On compte de nombreuses donations, dont 2,2 millions de dollars à la Croix Rouge chinoise par LVMH, 1,25 million d’euros par Giorgio Armani pour les hôpitaux italiens, qui devraient également bénéficier des 4 millions d’euros récoltés sur une cagnotte lancée par la puissante blogueuse Chiara Ferragni.
Les structures, petites et grandes, repensent elles aussi leur rôle. Le label Coperni a mis en ligne sur ses plateformes des tutoriels de fabrication de masques, accompagnés du hashtag #makeyourownmask
Quant au concept store vegan Manifeste 011, celui-ci avait développé, par pur hasard, un masque antipollution. Plutôt que de les vendre en ligne pour les deux ans de leur boutique, ses fondatrices Maud et Judith Pouzin ont annoncé sur Instagram avoir contacté l’APHP pour leur proposer d’offrir, dans un contexte de pénurie, leurs masques aux soignants – elles précisent qu’ils ne “sont pas des masques médicaux” et qu’“ils peuvent uniquement servir à limiter les projections qui pourraient contaminer les autres et les contacts potentiels avec le virus”.
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Pour ces deux sœurs, leur rôle actuel se situe ailleurs que dans l’encouragement à la consommation. “Nous ressentons un grand élan de solidarité avec nos différents partenaires, qu’ils soient financiers ou fournisseurs. Nous nous serrons les coudes ! Nous mettons en place une communication différente, nous souhaitons garder le lien avec notre communauté et, pendant cette période, nous prévoyons de poster du contenu inspirant, non commercial, lié à nos valeurs.” Et d’ajouter : “Nous espérons que cette crise générera une sorte de bienveillance, une manière d’agir différente et plus respectueuse, en lien avec les valeurs qui sont chères à Manifeste011.”
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Leurs locaux sont en tout cas fermés, tout comme leur site, temporairement suspendu. En interrompant les ventes en lignes, les fondatrices souhaitent “s’engager à mettre l’ensemble de ses collaborateurs et clients en sécurité. Mais également à permettre aux réseaux logistiques et de transport de se concentrer sur les hôpitaux et les produits de première nécessité… soyons responsables ensemble”. Face à la pandémie, la mode, industrie capitaliste par essence, semble ainsi s’éveiller à une plus grande urgence qu’une prochaine session shopping.
Une évolution des mentalités
Selon la prévisionniste de tendances Li Edelkoort, l’épidémie pourrait être l’occasion de tourner une page et de repenser les valeurs néolibérales mondialisées. “Cette quarantaine de consommations nous poussera à se réjouir de choses simples. Cela permettra de mettre en place un système plus respectueux, dans toute sa chaîne de production”, a-t-elle confié au magazine Dezeen.
Le combat n’est pas encore gagné : on remarque que nombre de e-shops tentent de capitaliser sur l’ennui des gens en confinement, en offrant des sélections et offres “pour rester chic chez soi”, dixit plusieurs boutiques en ligne.
Néanmoins, le coronavirus pourrait entraîner une reconsidération du rôle du vêtement, pense Elodie Nowinski, sociologue de mode et doyenne de la faculté d’industries créatives du City of Glasgow College. Selon elle, le confinement poussera tout consommateur à repenser la fonction de l’achat. “A quoi ça sert de consommer de la mode si on ne sort plus ? Les fonctions secondaires du vêtement (et donc de la mode), à savoir distinction et identification, ne vont pas faire long feu si on reste confiné chez soi... peut-être qu’une prise de conscience d’une forme de vacuité du système de surconsommation pourrait s’ensuivre.”
Cet enthousiasme n’est pas partagé par tout le monde. Jonathan* (le prénom a été modifié), responsable communication d’une marque de luxe, a de son côté “bien peur qu’il faille plus pour changer les choses. Une fois l’obligation de confinement terminée, les gens risquent de se ruer dans les magasins. Consommer, c’est être vivant, c’est le droit le plus fondamental de notre société de consommation. On le vaut bien, non ?”, dit-il, non sans sarcasme.
Il note néanmoins que dans un futur proche, “on risque forcément de faire un peu plus attention à la façon dont on se comporte, surtout les uns avec les autres. Cet épisode de Covid-19, c’est avant tout une leçon de savoir-vivre”. Ce qui pourrait être un bon départ pour une profonde remise en question d’un système mondialisé, dicté par une accélération et une boulimie perpétuelle.
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