La sortie du dernier jeu d’Hidetaka Miyazaki, “Sekiro : Shadows Die Twice”, enflamme les réseaux sociaux sur le sujet de la difficulté. Doit-on pouvoir finir un jeu ? Cette question n’est pas près d’être tranchée.
Un spectre hante nos jeux vidéo : le spectre de l’échec, de la confirmation répétée de notre profonde nullité. Les manettes volent à travers la pièce, les supplications succèdent aux grossièretés et les témoins de la scène s’interrogent : “Mais pourquoi tu joues si ça te met dans cet état ?” Comme si la question était là.
Le débat enflamme les réseaux sociaux. Sekiro : Shadows Die Twice, le dernier jeu d’Hidetaka Miyazaki (Dark Souls, Bloodborne), serait-il trop dur ? Cette plongée fascinante mais supposée élitiste dans un Japon légendaire ne devrait-elle pas proposer en option un mode de jeu dans lequel, par exemple, notre ninja serait plus endurant ?
Jamais de la vie, rétorquent les puristes : ce serait trahir la vision de l’auteur pour qui l’expérience de l’échec et la persévérance du joueur sont des conditions de son immersion dans cet univers sévère mais juste. Ceux qui veulent un mode facile, c’est rien que des faux joueurs, probablement des fans d’Animal Crossing et peut-être même carrément des filles, ajoutent les hardcore gamers masculinistes, embarrassants alliés de nos esthètes de la difficulté.
“C’est le joueur contre le jeu, avant le jeu pour le joueur”
“On touche à une question très ancienne, parce que c’est une brique de base du game design, souligne Mathieu Triclot, l’auteur de Philosophie des jeux vidéo. Trop difficile ou trop facile, le jeu perd tout intérêt. Dans The Art of Computer Game Design de Chris Crawford, le premier traité de game design paru en 1984, il y a toute une discussion sur la difficulté : pourquoi les joueurs échouent ?
Si ce sont les contrôles, c’est intolérable, si le jeu demande une performance surhumaine aussi ; mais si le joueur peut attribuer ses échecs à ses propres erreurs et si celles-ci peuvent être corrigées, il continuera à jouer dans son effort pour maîtriser le jeu.” Sekiro a pour particularité non seulement de ne pas proposer de mode “facile”, mais de ne pas permettre le moindre ajustement de son degré d’exigence.
“C’est une position intéressante et tranchée, poursuit Triclot. Ce n’est pas au jeu de s’adapter au joueur, mais au joueur de s’adapter au jeu. Cela me semble une dimension déterminante du contrat ludique avec les jeux de FromSoftware : il y a une forme de défi. C’est le joueur contre le jeu, avant le jeu pour le joueur.”
“Différence entre accessibilité et difficulté”
Connu lui aussi pour sa nature ardue, le jeu français Furi (2016) suit une logique opposée en proposant depuis son lancement une option “promenade” (à l’intitulé un rien exagéré), tout récemment complétée par le mode “invincible”. Furi est un jeu qui demande des aptitudes de timing assez pointues, note Emeric Thoa, son directeur créatif, mais aussi une expérience audiovisuelle, avec un message.
Le mode invincible améliore deux points : il permet à ceux qui ne veulent pas s’embêter avec la difficulté de contrôler le challenge, mais aussi aux vrais experts de s’entraîner plus facilement sur certaines phases. Un mode facile peut briser un jeu comme Sekiro ou Furi. Tout se joue sur la façon dont il est intégré.”
Au passage, Thoa relève la “différence entre accessibilité (capacité du jeu à être joué par le plus de joueurs possible, y compris ceux avec des handicaps) et difficulté, qui n’est liée qu’au niveau de challenge”.
“S’interroger sur ce que signifie ‘finir un jeu’”
Proposer une variante “assistée”, comme le très beau jeu de plateforme Celeste, ou considérer que l’affaire est à prendre ou à laisser, à l’image de l’époustouflant Cuphead inspiré des cartoons des années 1920 et 1930 et dont l’arrivée sur la Switch fait l’événement cette semaine, la question de la difficulté n’est pas près d’être tranchée.
“J’ai grandi avec des jeux impossibles, qu’il était normal de ne pas finir, se souvient Mathieu Triclot. Dans Shinobi, je n’ai jamais passé le troisième niveau. Cela installe une norme dans laquelle il n’est pas aberrant d’échouer, bien au contraire.
Shinobi, c’est une affaire d’habileté manuelle, mais les jeux d’aventure, c’était du pareil au même : impossible d’aller au bout sans soluce. Mais l’échec n’empêchait pas de jouer. Il faudrait s’interroger sur ce que signifie ‘finir un jeu’. Ce n’est pas forcément aller au bout. C’est aussi avoir épuisé ce qu’il avait à apporter.”
Sekiro : Shadows Die Twice (FromSoftware/Activision), sur PS4, Xbox One et PC ; Furi (The Game Bakers), sur Switch, PS4, Xbox One et PC ; Cuphead (Studio MDHR), sur Switch, Xbox One, Mac et PC.