Après le triomphe de sa première saison en 2017 – Emmy Awards et Golden Globes à la clef -, l’adaptation en série du livre d’anticipation politique et féministe de Margaret Atwood publié en 1985 traverse actuellement sa deuxième saison. Pour rappel, The Handmaid’s Tale évoque un monde où les femmes encore fécondes après une catastrophe écologique sont réduites en esclavage par de riches couples qui les violent. Une dystopie dure et angoissante pas si éloignée de certaines réalités contemporaines à l’ère de Time’s Up, au point que la série a été accusée d’exploiter les violences faites aux femmes, notamment dans ses nouveaux épisodes brutaux. De passage à Paris, le showrunner Bruce Miller – un homme d’une bonne cinquantaine d’années au sourire franc – s’est expliqué sur les limites morales et les ambitions esthétiques de The Handmaid’s Tale.
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La deuxième saison de The Handmaid’s Tale ne suit plus le livre. Comment avez-vous trouvé une façon de vous extraire de l’œuvre de Margaret Atwood tout en lui restant fidèle ? Et de quelle manière avez-vous géré l’irruption de la série au centre de la culture populaire, au moment de #MeToo ?
Évidemment, on ne s’attendait pas à occuper une telle place dans les conversations, à remporter autant de prix, ni à être considéré à l’aune des bouleversements féministes qui ont lieu dans la société. Pour être honnête, j’ai passé beaucoup de temps à oublier tout ça. Sinon, j’aurais commencé à écrire une série du moment, plutôt que de me concentrer sur des histoires. D’autant qu’il y en a beaucoup à raconter. Quand vous terminez le livre de Margaret Atwood, vous avez envie d’une deuxième saison, si je peux m’exprimer comme ça. Ça démange ! Moi, j’ai passé 35 ans à attendre la suite. Nous avions commencé à réfléchir à la saison deux dans le courant de la première. J’ai eu assez tôt des discussions avec Margaret Atwood et Elisabeth Moss. Nous nous sommes rendu compte que pas mal d’éléments du livre pouvaient être exploités alors qu’ils ne l’avaient pas été pour des questions de place: les colonies, le mariage d’une enfant… Il s’agit quoi qu’il arrive du monde de Margaret Atwood. Nous continuons à le construire. Même si le récit se déploie hors de son livre, on parle toujours de ses personnages et de sa philosophie.
Un espoir modéré – mais un espoir quand même – se dégage des mouvements féministes et de #MeToo, tandis que votre série montre une réalité glaçante, sans espoir ou presque… Pourquoi être si sombre dans cette saison 2 de The Handmaid’s Tale ?
Du point de vue de l’histoire, à partir du moment où June (Elisabeth Moss) s’est enfuie, quand elle est capturée, les conséquences sont forcément dramatiques. Plusieurs personnages de la première saison ont enfreint des règles de la République de Gilead et subissent un retour de bâton. Je n’ai pas essayé de rendre la série plus sombre qu’elle ne doit l’être. Ce n’est pas ce que j’aime, notamment en ce qui concerne la violence. Mais d’un autre côté, je n’ai aucune envie que The Handmaid’s Tale détourne le regard. Sinon, il se passe ce qui se passe naturellement sur les chaines d’actu : on parle des choses, mais on ne peut pas les montrer.
L’avantage de notre série c’est qu’il est possible d’aller au-delà. Les gens parlent des mariages forcés, eh bien nous montrons à quel point c’est horrible, pour l’adolescente concernée mais aussi pour le mari. Nous ne montrons que ce qui existe déjà. Nous n’inventons pas la noirceur. Dans le premier épisode de cette deuxième saison, nous avons mis en scène une fausse exécution qui a fait beaucoup parler. Il se trouve que des fausses exécutions, il en existe partout et souvent : l’Amérique en a commis récemment, c’est une des manières de faire craquer les gens psychologiquement. En ce qui concerne le mariage forcé, nous plongeons dans la réalité, sans la rendre sensationnelle. Nous pensons que de représenter les choses, c’est important.
Mais pourquoi un tel pessimisme ?
Pour être honnête, je crois que The Handmaid’s Tale n’est pas si pessimiste. A chaque fois qu’un épisode se termine est que June / Offred est vivante, il s’agit d’une victoire. En restant vivante, elle a réussi quelque chose d’incroyable, putain. Elle a traversé ces journées, elle a navigué dans ce monde. Je suis en permanence fier d’elle, parce qu’elle est une personne normale. Rien à voir avec Jason Bourne, elle n’a pas les armes pour se battre, elle survit en prenant des décisions fortes. Je pense que petit à petit, elle commence à changer les choses autour d’elle, dans cette maison, elle influence Nick, Rita, son « maître » et sa maitresse Serena. Elle souffre mais elle avance !
Aujourd’hui, le corps féminin est au centre de nombreux discours politiques. Il est aussi au centre de The Handmaid’s Tale. Comment réfléchissez-vous à la manière de le filmer et de l’écrire ?
La question du corps féminin occupe de nombreuses conversations, d’abord avec les scénaristes, ensuite avec les réalisatrices et les réalisateurs, et enfin avec les comédiennes et notamment Elisabeth Moss. Il s’agit de savoir ce qu’il faut montrer pour que l’histoire avance et qu’elle prenne un sens. Est-ce que tel ou tel moment de nudité fait avancer l’histoire ? Il y a une scène où Nick et Offred couchent ensemble sans que personne ne les ait forcés. Enfin. Il y a de la nudité dans la scène. Moi, je ne suis ni pour ni contre la nudité, je suis surtout favorable au récit. Et là, il fallait montrer de la chair. Offred n’avait pas fait l’amour avec une personne en étant nue depuis des années, c’était majeur. Le fait qu’elle monte sur lui, qu’elle le domine…
La façon dont nous approchons la nudité est la même que celle dont nous approchons la violence. Elisabeth contrôle tout ce qu’elle peut montrer, nous en parlons avec elle, nous lui montrons les rushes. Personnellement, je suis certainement plus prude que les autres, il arrive que je me cache les yeux ! Le fait d’avoir des réalisatrices nous aide beaucoup. Il y a pas mal de scènes de nudité non sexualisée dans la série – des gens qui prennent leur bain par exemple – et c’est très important de savoir les regarder de la bonne manière. Les réalisatrices n’ont beaucoup appris sur ces questions.
Elisabeth Moss se donne corps et âme pour ce rôle, elle va très loin dans la souffrance. Comment se passe le travail avec elle ?
La première chose, c’est sa qualité d’actrice. Je n’ai jamais vu une personne qui a autant envie d’être poussée et du coup, ça me pousse dans l’écriture. De ce point de vue, nous avons une relation symbiotique. Lizzy est unique et forte. En tant que productrice, elle se révèle excellente, réfléchie, créative et professionnelle. Et tant que personne, elle m’inspire et sait se rendre indispensable. Notre relation est si confortable dans la réalité que nous pouvons aller loin dans la fiction.
Comment réagissez-vous aux critiques qui estiment que The Handmaid’s Tale est trop violente dans cette deuxième saison ?
Je suis d’accord. Je trouve la série difficile à regarder. Je détesterais arriver au point où elle deviendrait irregardable. Le monde est trop violent. Impossible d’écrire une série qui sous-estime cela ou qui offre une version « tolérable » des horreurs que nous connaissons. La mutilation génitale des femmes, le mariage des enfants, le trafic sexuel, tout cela n’existe pas en version non-violente. Nous devons montrer ces réalités pour ce qu’elles sont. Je me plie à une règle, c’est de ne filmer aucune violence déconnectée de la narration. Il n’est pas question que The Handmaid’s Tale devienne du « torture porn« . Notre règle est celle qu’a formulée Margaret Atwood : nous ne créons pas la cruauté. Ce qui survient dans la série arrive réellement à des femmes partout dans le monde aujourd’hui-même… À quoi servirions-nous, si on ne montrait pas cela ?
Plusieurs scènes du début de saison deux se sont déroulées dans les ruines du journal The Boston Globe, dont vous montrez que la rédaction a été décimée par la République de Gilead. Vous liez clairement le destin de la démocratie à celui des femmes.
La question de la liberté de parole nous anime. Du point de vue de la fiction, il fallait emmener l’héroïne dans un endroit où personne ne viendrait la chercher. L’un des premiers lieux à être attaqués quand une dictature s’installe, ce sont les journaux… Malheureusement, pendant très longtemps, les femmes ont été les premières victimes des convulsions de la société. Donc, pour moi c’est évident, le destin des femmes est aussi le destin de nos démocraties. Le destin des femmes est notre destin commun.
Propos recueillis par Olivier Joyard
The Handmaid’s Tale saison 2 est diffusée en France sur OCS City.
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