[Le monde de demain #1] Tous les jours un entretien pour nous projeter dans le monde que l’on retrouvera au sortir de cette crise sanitaire. Le metteur en scène Stanislas Nordey inaugure la série. Il nous parle de la fermeture de son théâtre, des enjeux du télétravail et de ses espoirs sur la reconsidération des services publics
#OnResteOuvert : Fermons nos portes, pas nos esprits !
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Directeur du Théâtre National de Strasbourg, Stanislas Nordey nous a envoyé un selfie lundi après-midi accompagné d’une légende laconique : “Je quitte mon théâtre…” Mardi 18 mars, jour 1 du confinement généralisé, nous avons échangé – par téléphone bien sûr – sur les implications de cette crise alors qu’il commençait à peine les répétitions de sa prochaine création, Berlin mon garçon, une commande de texte à Marie N’Diaye.
Pourquoi as-tu envoyé cette photo lundi après-midi ?
Stanislas Nordey – Parce que c’est très particulier quand même, au-delà de la rhétorique : “Nous sommes en temps de guerre”, de fermer un théâtre, ça n’arrive jamais, rarement… Même quand il y a grève, on reste ouvert. C’est très douloureux et étrange comme sentiment et je l’ai partagé avec tous les salariés du TNS. C’est comme si tu abandonnais la maison.
As-tu l’impression de vivre un moment tout à fait inédit ?
Ce qui est particulier, c’est qu’on se partage tous entre ce qui nous arrive dans nos fonctions professionnelles et notre vie privée. Les choses se mélangent parfois. Moi, en plus, j’ai plusieurs casquettes : je dirige le TNS, je dirige l’école du théâtre et on est censés assurer une continuité pédagogique pour les élèves et je venais de rentrer en répétitions pour Berlin mon garçon, la pièce de Marie N’Diaye. Finalement, l’onde de choc se décline sur différents terrains. Alors, ça correspond aussi à ma propre suractivité (rires) qui se retrouve triplement stoppée. Comme me disent mes amis les plus proches : “C’est bien, tu vas pouvoir te reposer un peu.” Mais je dois dire que depuis que je suis confiné, je travaille trois fois plus parce qu’on est déjà dans la projection de l’après : comment on redémarre l’activité.
En tant que directeur du TNS, qu’est-ce que ça implique pour tous les salariés et intermittents du théâtre ?
Je dirige un théâtre riche. D’emblée, on a pour les salariés un vrai matelas de confort. Il y a trois cas différents les concernant. Un tiers des salariés, comme moi, continuent à travailler en télétravail. Une partie est mise en chômage partiel, mais on leur a garanti qu’ils toucheraient l’intégralité de leur rémunération et ils ne seront pas impactés par cette mesure. Et il y a les salariés qui sont en arrêt maladie, soit parce qu’ils sont déjà touchés par le coronavirus, soit parce qu’ils doivent rester à la maison pour s’occuper des enfants.
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Pour tous les intermittents, à la fois techniques, les comédiens, tous les artistes qui étaient engagés et qui sont victimes d’annulations ou de reports, j’ai demandé à l’administrateur et au ministère qu’ils soient protégés autant que les permanents du théâtre et qu’il n’y ait pas de variable d’ajustement pour eux. Je me suis battu pour et on travaille à garantir la rémunération à tous les gens qui avaient des contrats signés et en cours. Etant très sensible à ces histoires-là depuis longtemps, il me semble que dans cette circonstance les plus fragiles et les plus précaires sont comme d’habitude les intermittents. Notre devoir, c’est de les protéger totalement de ce qui leur tombe dessus et qu’ils ne soient pas impactés sur les questions d’heures faites ou pas au vu de la situation.
Le théâtre est fermé pour 15 jours ou jusqu’à nouvel ordre ?
Concrètement, on annule les spectacles en cours et on propose aux spectateurs d’être soit remboursés, soit de faire don de leur place par solidarité avec le théâtre. L’ensemble de l’activité du théâtre s’arrête : les décors et les costumes qui étaient en construction ou en fabrication s’arrêtent, ce qui va impacter ce qui va se passer au moment de la reprise. Pour le moment, on s’est projeté sur une réouverture le 14 avril, au plus optimiste. Mais on n’y croit pas tant que ça. Dans une option qu’on appelle réaliste, on rouvre le 27 avril, à la fin des vacances de Pâques. Et on travaille aussi sur des hypothèses plus pessimistes : réouverture le 11 mai, voire plus tard. Ça implique de refaire tous les plannings de l’année en déclinant les différentes possibilités et toutes les conséquences sur les spectacles en répétition.
Combien de spectacles sont-ils impactés dans les semaines à venir ?
On a trois spectacles en fin de saison qui sont concernés : Berlin mon garçon dont on a arrêté les répétitions au bout de trois jours. Le spectacle d’entrée dans la vie professionnelle des élèves qui est très important pour nous, le Dekalog, d’après Krzysztof Kieślowski que Julien Gosselin met en scène pour le festival du Printemps des Comédiens à Montpellier fin mai. Et celui d’Anne Théron, Condor de Frédéric Vossier, avec Frédéric Leigdens et Mirelle Herbstmeyer, qui doit être créé au festival d’Avignon. Ce sont nos trois gros échéanciers. Le décor et les costumes de Dekalog n’ont pas commencé à être construits, on ne sait pas si on sera prêts pour le Printemps des Comédiens et Julien Gosselin est en dialogue avec eux. La décision étant pour le moment qu’on présentera quelque chose, même si c’est un travail en cours. En fait, toutes les décisions se prennent en lien les uns avec les autres, on est tous interdépendants. Pour Anne Théron, il n’y a pas de gros impact pour l’instant, on est encore en temps et en heure pour être prêts au moment du festival d’Avignon.
Et sur Berlin mon garçon ?
On est sur plusieurs options. On sait qu’on reportera la première d’au minimum 15 jours au TNS. L’option réaliste, c’est de créer le spectacle au théâtre de l’Odéon où il est programmé en juin et on le reprendra au TNS la saison prochaine. L’option pessimiste étant d’annuler la production cette année pour la reporter dans deux ans.
Comment ça se passe pour l’école du TNS ?
Ce qui est compliqué, c’est qu’on est censés assurer une continuité pédagogique. Mais bon, une fois que c’est dit (rires), c’est pas pareil que de donner des problèmes mathématiques aux mômes et des déclinaisons à apprendre ! Donc, on invente. Par exemple, le metteur en scène Rémy Barché qui devait travailler avec les acteurs a inventé un travail par Skype et il a passé une commande à une auteure. Emmanuel Clolus, scénographe, qui devait travailler sur un projet fictif avec les élèves scénographes autour de La Cerisaie de Tchekhov, va aussi travailler avec eux par Skype. Pour les élèves metteurs en scène et les dramaturges, on leur donne plutôt un programme de lectures, mais ce n’est pas si simple que ça parce que les bibliothèques et les librairies sont fermées. Je leur passe tout ce que j’ai dans ma bécane comme textes et je leur envoie. Par exemple, le dernier texte de Falk Richter qu’il vient de m’envoyer. Quant aux élèves régisseurs, Grégory Fontana, notre formateur son et vidéo, a inventé des modules qui peuvent se faire à distance. On fait avec les moyens du bord et on invente. Ça, c’est pas mal.
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Après, quand je prends la casquette du metteur en scène, voire des acteurs, là, on est quand même dans une forme d’inactivité forcée, difficile. Quand on est n’est pas sur le plateau de théâtre, on sent qu’il y a un truc qui manque !
Tout ce que je peux faire, c’est en profiter pour apprendre Mithridate de Racine mis en scène par Eric Vigner qui sera créé au TNS et La Question d’Henri Alleg, par Laurent Meininger, un metteur en scène nantais, deux spectacles dans lesquels je vais jouer à la rentrée. Je vais m’avancer !
Es-tu confiant quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
Je dirais que j’en sais foutrement rien ! (rires) Oui, pourquoi pas ? Vaut mieux ! Comme tout le monde, j’ai pas très bien compris qu’on aille voter dimanche.
Ce glissement progressif vers le confinement total qu’on n’imaginait même pas il y a une semaine, qu’en as-tu pensé ?
Ecoute, honnêtement, j’imagine qu’ils doivent être paumés et je n’aimerais pas être à leur place. Je trouve qu’ils ne s’en tirent pas si mal que ça, vu le truc qui nous tombe sur le bec. Ils font comme ils peuvent et le mieux possible.
As-tu peur de la maladie, sur laquelle on entend des choses très contradictoires ?
Ma devise, de moi à moi, c’est : faut bien mourir un jour ! (rires) Donc… non, je ne fais pas du tout partie des gens qui sont paniqués. Inch Allah hein !
Est-ce que tu es branché sur les infos ? Tu te tiens au courant régulièrement, très régulièrement ou pas tant que ça ?
Je me tiens au courant, mais pas de manière permanente. Je me rappelle que pour la première guerre du Golfe, j’étais scotché devant les chaînes de télé comme un lapin devant des phares. Là, non, je regarde trois fois par jour les infos, matin, midi et soir, où on en est et sinon, j’ai quand même beaucoup de boulot…
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Que fais-tu de ce temps de confinement ?
J’ai une très grande bibliothèque chez moi. Pour moi, le confinement au milieu de mes livres, je pourrais presque dire que c’est la fête !
Est-ce que la nouvelle disposition de son temps qu’impose le confinement ouvre pour toi des possibilités nouvelles ?
Hum…. Ranger ma cave, enfin ? C’est vrai en plus ! Peut-être vais-je y arriver, mais je n’en suis pas sûr. Parce qu’en vrai, on est déjà dans le questionnement de la gestion de la reprise d’activité.
Penses-tu que cette crise est un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde avant ? Qu’on entre dans une nouvelle séquence ?
Je ne crois pas tellement parce qu’il me semble que la société, en général, n’apprend pas forcément. On a dit qu’après les Gilets jaunes, plus rien ne serait comme avant, mais je n’ai pas l’impression que grand-chose ait changé. Je ne suis pas sûr qu’on entre dans une nouvelle séquence. Ça ouvrira peut-être quelques perspectives, comme le télétravail, mais je ne crois pas du tout qu’on va tous sortir de là meilleurs et ayant tout compris. Les trucs qui m’amusent, c’est quand on dit qu’en Italie, il y a moins de pollution, eh bien, je ne pense pas du tout qu’on va se dire après : “C’était formidable, le monde était plus sain, faisons tous la décroissance.” Je n’y crois pas une seconde. Dès que la crise sera terminée, tout va reprendre comme avant, voire avec plus de vigueur parce que, ce qu’on n’aura pas fait pendant un mois, on va le faire à l’excès.
Y a-t-il des enseignements positifs à tirer de cette crise ?
Depuis plusieurs années, je me dis qu’on pourrait énormément avancer sur les questions du télétravail avec une partie de l’administration du théâtre. Là, c’est intéressant parce qu’on est dans l’expérimentation en direct. Ça fait partie des choses passionnantes dans ce qui arrive. Ce qui est positif aussi, c’est malgré tout une forme de décroissance. On est amenés à ralentir l’activité et ça va me permettre de travailler avec mon administrateur sur des sujets de fond sur lesquels on n’a pas le temps de se pencher habituellement. Quelque chose qui troue les habitudes et qui les détourne, les remet en question, c’est forcément passionnant parce que ça oblige à déplacer le regard, la pensée. Et quand on dirige ces lieux-là, on est quand même dans une forme de reproduction du même d’une saison à une autre.
Comment imagines-tu le monde d’après ?
Je l’imagine à peu près comme avant.
Qu’en espères-tu ?
J’ai écouté les deux déclarations de Macron et on croit lire entre les lignes qu’il va changer son regard sur le monde des services publics de la santé. Ce serait peut-être là l’espoir. D’avoir appris que détruire petit à petit notre système de santé n’est pas la meilleure des idées. Espérons que les politiques du monde entier vont au moins avoir compris ça. Si je ne crois pas une seconde qu’on abandonne l’ultralibéralisme, j’espère en tout cas que face à cette crise, on va comprendre que le système de santé est un des poumons de nos sociétés.
Propos recueillis par Fabienne Arvers
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