Alors qu’un afflux massif de patients atteints du coronavirus menace le système hospitalier de saturation, beaucoup d’observateurs incriminent les politiques libérales qui ont réduit les moyens de l’hôpital public. Analyse de la sociologue Fanny Vincent.
Alors que hashtag #OnApplaudit témoigne de la solidarité qui se manifeste dans les villes envers les personnels soignants qui prennent des risques pour sauver des vies face à l’épidémie de coronavirus, de plus en plus d’observateurs critiquent les politiques qui ont conduit l’hôpital public dans une situation difficile. A l’instar de l’économiste Thomas Porcher, qui a publié ce message sur Twitter : “Après cette crise, il faudra, comme l’a dit Macron, tirer les conséquences, notamment que les dirigeants rendent des comptes aux Français et expliquent les raisons qui les ont poussés à casser l’hôpital public.” En effet, cette grave crise survient alors que les personnels soignants étaient engagés dans un vaste mouvement de grève pour demander plus de moyens. De fait, plusieurs hôpitaux anticipent déjà un effet de saturation face à l’afflux de malades du covid-19, et le matériel est également manquant. Pour Fanny Vincent, sociologue, co-autrice du livre La casse du siècle – A propos des réformes de l’hôpital public, les politiques libérales successives, en particulier depuis les années 2000, portent une lourde responsabilité.
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Dimanche, Ségolène Royal a attaqué le ministre de la Santé sur les moyens alloués à l’hôpital public. A quel point les politiques libérales ont abîmé les hôpitaux, et depuis quand ?
Fanny Vincent – Cela n’est pas nouveau, et Ségolène Royal a elle-même appartenu à des gouvernements qui ont baissé les moyens accordés aux hôpitaux et les ont conduits à des économies d’envergure. Les politiques néolibérales se diffusent en France à l’hôpital depuis les années 1980, mais ce sont vraiment les années 2000-2010 qui marquent une intensification des modes de raisonnement économiques visant à gérer les hôpitaux publics comme des entreprises et à les aligner sur les standards de gestion du privé.
Elles ont contribué à un sous-financement de l’hôpital au regard de ses missions et des réponses nécessaires aux besoins de santé de la population, mais elles ont aussi détruit des organisations de travail fonctionnelles, des savoir-faire professionnels, et ont dégradé de manière dramatique les conditions de travail des personnels.
Ces politiques successives ont-elles un impact aujourd’hui sur notre capacité à lutter contre le coronavirus ? Concrètement, comment cela se manifeste ?
Bien sûr, elles ont un impact. Les politiques de “rationalisation de l’offre de soins”, comme elles se sont appelées, ont entraîné la fermeture de nombreux hôpitaux et services, dont des services de réanimation dans des petits hôpitaux par exemple, si sensibles aujourd’hui. Rien que sur les treize dernières années, entre 2003 et 2016, 13 % des lits d’hospitalisation à temps plein (c’est-à-dire accueillant des patients plus de 24h) ont été supprimés, soit 64 000 [69 000 lits d’hospitalisation complète entre 2003 et 2017, comme le rappelle ce papier de LCI, ndlr], alors que, parallèlement, les besoins de santé de la population n’ont fait qu’augmenter. Cela contribue à l’engorgement et à la saturation des hôpitaux.
Par ailleurs, les soignants réclament des moyens supplémentaires – humains, matériels et financiers – pour faire leur travail correctement depuis des décennies, et nous vivions encore, ces derniers jours, l’un des plus importants mouvement social de l’histoire de l’hôpital public. Les mesures concédées par le gouvernement à la grève des soignants n’ont absolument pas répondu à l’ampleur de la situation de l’hôpital et à la nécessité d’un investissement massif et immédiat. On a continué à lire les problèmes quasiment uniquement en termes de manque d’organisation. Les patients le paient aujourd’hui avec cette épidémie, tandis que les soignants, déjà à bout, sont, eux, appelés à faire toujours plus d’heures supplémentaires.
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La situation en Italie, où le manque de moyens oblige l’hôpital public à sacrifier les plus fragiles, préfigure-t-elle celle de la France, alors qu’on avait tendance à penser que le système hospitalier français était mieux armé ?
Les réformes successives de l’hôpital public et le manque de moyens organisé qu’elles ont généré ont cassé ce service public pourtant essentiel. Même si le système de santé français continue de fonctionner, il fonctionne de moins en moins bien : il manque dramatiquement de moyens, et il est de plus en plus inégalitaire, que ce soit d’un point de vue économique, territorial ou social.
C’est pourquoi je ne serai pas surprise d’observer des logiques de sélection des patients dans le cadre de la prise en charge des malades de l’épidémie, que ce soit des patients directement atteints par le virus du SARS-CoV2 [virus responsable du covid-19, ndlr], ou d’autres patients qui en feront les frais de manière indirecte (du fait du report d’une opération importante mais jugée “non-urgente” faute de places libres en réanimation, ou d’une sortie précoce de l’hôpital pour libérer des places pour les nouveaux malades par exemple). Par la saturation d’un hôpital que l’on gère depuis plusieurs décennies comme une entreprise devant baisser ses dépenses et augmenter ses recettes, cette épidémie risque de se traduire par une augmentation des pertes de chances, voire de la mortalité, pour celles et ceux qui ont ou auront besoin du système de santé dans les prochaines semaines.
“Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché”, a déclaré Emmanuel Macron le 12 mars, ajoutant que “la santé n’a pas de prix”. Est-ce un tournant qui augure un vrai changement de paradigme pour l’avenir de l’hôpital public ?
Nous verrons. Cela impliquerait une profonde rupture idéologique avec les réformes néolibérales qu’il a menées jusqu’alors. Emmanuel Macron n’a fait montre d’aucune volonté d’extraire la santé des lois du marché et de protéger l’Etat-providence, bien au contraire. Mais c’est intéressant d’observer comme ces moments de crise semblent révéler pour les gouvernements l’importance de disposer de services publics forts et efficaces, c’est-à-dire correctement financés. C’est le cas pour les hôpitaux, on le voit, mais c’est aussi le cas pour la recherche par exemple : il faut du temps, de l’autonomie pour les chercheurs, et des moyens humains et financiers pérennes pour produire les connaissances qui seront si précieuses lors de ces périodes de crise sanitaire, économique et sociale.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
La Casse du siècle. A propos des réformes de l’hôpital public, de Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent, éd. Raisons d’agir, 192 p., 8€
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