Figure majeure du paysage littéraire allemand des quarante dernières années, dont il anime de sa verve critique la chronique à travers la prolifération de ses activités – écrivain, poète, essayiste, journaliste, éditeur (de W. G. Sebald notamment)… –, Hans Magnus Enzensberger a l’âge consacré (bientôt 90 ans) pour s’exercer à l’autobiographie. Excaver le sol des souvenirs, creuser les plis du passé : c’est au genre de la confession que les vieux écrivains consentent, avec l’éclipse en ligne d’horizon.
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Sauf que l’auteur du célèbre Hammerstein ou l’intransigeance, paru en France en 2010, avoue que son intérêt pour l’autobiographie “laisse à désirer”. Son dernier livre, Tumulte, anticonfession pourtant construite sur les souvenirs dispersés de sa jeunesse à la fin des années 1960, procède plus d’une déconstruction du genre autobiographique que d’un rituel littéraire en bonne et due forme.
“Je feuillette à contrecœur les mémoires de mes contemporains. Je ne leur fais aucune confiance. Il n’est pas besoin d’être spécialiste de criminologie ni de gnoséologie pour savoir que les témoignages ne sont pas fiables s’agissant de soi-même. Entre le mensonge délibéré et la discrète retouche, entre la simple erreur et la subtile mise en valeur, les limites sont difficiles à tracer”, reconnaît-il.
Face à ce jeune homme qu’il fut, et qu’il semble ne pas comprendre
Pour autant, comme s’il voulait jouer avec des codes narratifs établis autant que déjouer le statut du grand écrivain confronté à son passé, Hans Magnus Enzensberger prend appui sur des sources intimes (lettres ou papiers oubliés retrouvés par hasard dans une cave) pour tenter de mettre au clair son existence, ici dominée par une histoire d’amour avec une femme russe, mais aussi par des aventures politiques cocasses oscillant entre la fréquentation des militants d’extrême gauche allemands et des séjours à Cuba, à Berlin et en URSS.
L’enjeu principal du récit repose sur cet équilibre instable entre une ambition romanesque et une volonté de s’en prémunir par le biais d’un regard distancié, neutralisant l’effet lyrique de la mémoire en roue libre. Face à ce jeune homme qu’il fut, et qu’il semble ne pas toujours comprendre, l’auteur invente un dialogue imaginaire, comme seule possibilité de se rapprocher de ses mystères enfouis, écrasés par le poids de la vie qui passe. Le tumulte que le livre consigne tient ainsi autant de la matière épique des aventures intimes et politiques de jeunesse que de l’effort enjoué pour en conserver une trace, infime, indéfinie : un trouble, dont le tumulte est toujours l’abri.
Tumulte (Gallimard), traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, 284 pages, 22 €
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