Aïssa Maïga et Assa Traoré luttent pour rendre visibilité et dignité aux hommes et femmes noir.e.s. Dans Noire n’est pas mon métier, seize comédiennes ont dénoncé le racisme du cinéma français ; Assa Traoré, elle, se bat pour que son frère survive à travers des mots et des images.
Comment vous êtes-vous rencontrées ?
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Assa Traoré — Je suis allée à la signature du livre Noire n’est pas mon métier.
Aïssa Maïga — Assa m’avait dit : “On a besoin de vous, parce que vous avez une visibilité, vous êtes crédibles dans votre milieu, vous avez une voix.” La logique aurait voulu que j’entre en contact avec toi et c’est toi qui es venue à nous. Nos histoires se mélangent. (Aïssa fait une pause et raconte d’une traite, alors que les larmes perlent sur ses joues) Moi aussi, j’ai perdu mon frère. Les circonstances n’ont rien à voir, le mien est mort d’une leucémie. Il avait 13 ans et il est parti en cinq semaines. C’était il y a 15 ans.
C’est une expérience de l’intime. J’ai mis beaucoup de temps à pouvoir en parler. La première fois, c’était seulement il y a quelques mois à la télé. Et je n’en suis pas capable encore. Quand j’ai vu l’histoire d’Adama, mais surtout quand je t’ai vue, toi, dans les médias, je me suis sentie très proche de ta douleur, et de la douleur de ta famille. Cette béance, ce vide que rien ne peut remplacer. En tant qu’enfant tu te sens impuissant devant la douleur abyssale des parents. Ce qui m’a touchée, c’est la manière dont Assa a pris les choses en main. C’est souvent le rôle d’une personne dans la famille. Mais c’est rare de voir des êtres qui s’élèvent de cette façon contre l’injustice.
Avec ta colère, ton articulation intellectuelle, ta motivation, ta façon de fédérer autour de toi, ton endurance, ta bienveillance, ton intégrité. En tant que femme et fille, en tant que Malienne française, en tant que musulmane. Et c’est parce que tout ça est incarné par toi, Assa, toute ta personnalité et ta fougue, que Adama est encore vivant.
« En tant qu’enfant d’immigrés, quand on te voyait à la télé, tu étais “la comédienne” pour nous. On ne voyait pas d’autres comédiennes noires, les autres n’étaient pas visibles » Assa Traoré
Assa Traoré — Je ne peux pas me battre toute seule et parfois il suffit de dire : “On a besoin de vous.” Je suis venue à ta rencontre parce que tu avais cette ouverture. Pour nous, on a grandi avec Aïssa Maïga. Tu es un modèle. On te trouve très, très belle. Au-delà de tout ça, tu as ouvert la voie. En tant qu’enfant d’immigrés, quand on te voyait à la télé, tu étais “la comédienne” pour nous. On ne voyait pas d’autres comédiennes noires, les autres n’étaient pas visibles. Mais toi, on te voyait, on entendait ton nom.
La dernière fois, on se demandait même : “Elle a quel âge, Aïssa Maïga ?”, parce qu’elle est là depuis longtemps. Ce livre, Noire n’est pas mon métier, même si on n’est pas acteur ça nous parle. Ce titre s’adresse à tout le monde, au jardinier, à la cuisinière, à l’éboueur qui lui aussi peut dire “Noir n’est pas mon métier”. Et puis j’étais trop contente de voir dans ton livre les témoignages des actrices de Bande de filles, Assa Sylla et Karidja Touré. Elles font ce film et on pourrait passer à autre chose parce que ce ne sont que des filles du quartier. Mais non, elles s’accrochent. En les associant à Noire n’est pas mon métier, ça leur donne une visibilité, elles réfléchissent avec vous. Tu les amènes à un endroit auquel elles n’auraient peut-être pas eu accès sinon.
Quand le film est sorti, il a été beaucoup reproché à la réalisatrice, Céline Sciamma, d’être une femme blanche qui filmait des héroïnes noires.
Aïssa Maïga — Moi, j’ai la prétention de dire que je peux tout jouer, même des rôles d’homme. J’estime que mon expérience doit être entendue au même titre que celle de tous les autres. Je n’ai aucun problème avec le fait que Céline Sciamma s’intéresse à cette catégorie de filles avec son regard de femme blanche intello sortie de la Femis, et qu’elle raconte ces trajectoires-là. Elle ne prétend pas être noire. Ce qui m’importe c’est que des réalisatrices et réalisateurs noir.e.s puissent aussi raconter leurs propres expériences. Mais je ne les oppose pas. Il y a de la place pour tout le monde. Le souci est que c’est plus difficile pour les personnes issues de minorités d’accéder aux moyens de narration.
Assa, vous êtes aussi en train de créer une image, une représentation, une narration autour de votre frère Adama.
Aïssa Maïga — Est-ce que je peux répondre à cette question ? Assa crée deux images très fortes. Le visage d’Adama, son nom, un mouvement, une histoire, une référence, un sujet dont on peut se saisir en France et à l’étranger. Et elle a aussi créé l’image d’une femme qui se dresse et qui incarne la révolte et le dépassement du silence et d’un statut de victime. Elle est très belle, c’est important dans un monde d’images comme le nôtre. Le fait qu’Assa soit portée par des convictions, par une force inaltérable, structurée dans sa démarche, endurante et qu’elle ait cette flamboyance dans sa beauté, son visage, le fait d’assumer ses cheveux, d’assumer qui elle est en termes de féminité, c’est inédit en France. Il est question de représentation et d’imaginaire social.
On peut aujourd’hui mettre des visages, et sortir de l’aspect théorique et militant, qui sont fondamentaux, mais ça permet de toucher plus de monde et ça touche le cœur des gens. Je m’identifie à Assa. Avec ma propre histoire personnelle, même si elle est différente, mon cœur de sœur a été interpellé. Il y a un double mouvement, d’un côté ça dépasse la question de la couleur de la peau mais ça met aussi le focus dessus. Et il faut mettre le focus sur ça, car la non-considération des femmes et des hommes noir.e.s en Occident existe depuis six siècles, et cette question reste centrale.
« Les femmes, quels que soient leur âge ou leur beauté plastique, peuvent avoir des rôles puissants. On n’a pas créé cette culture-là en France » Aïssa Maïga
Qu’est-ce qui vous manque comme image dans la fiction française ?
Assa Traoré — Moi, j’aimerais bien voir des hommes et femmes noir.e.s dans un rôle principal et dont la médiatisation serait puissante, qu’on voit le visage de la comédienne ou du comédien sur les bus, à la télé, partout. Par exemple, avant la Coupe du monde, quand je suis allée acheter des trousses à mes enfants il n’y avait que les visages de Griezmann et Giroud. Il a fallu attendre après la Coupe pour voir Kylian Mbappé. Ils avaient misé leur communication sur des joueurs blancs. J’aimerais que mes enfants aient une référence où ils peuvent se dire “cette personne noire, je la vois partout”. Et par ailleurs, on ne va jamais voir de juge ou de procureur ou de Président noir à la télé ou dans un film. Il n’y a pas d’Olivia Pope (héroïne de la série Scandal – ndlr) en France.
Aïssa Maïga — Aux Etats-Unis, les séries ont besoin de représentations diverses parce que le marché le commande. Il faut que Shonda Rhimes (réalisatrice américaine, créatrice des séries Grey’s Anatomy, Scandal… – ndlr), qui a une vision et un talent, arrive à un moment où le marché permet ça. En France, on a une télévision qui ne marche plus, on voit passer le train. Les Netflix, les Amazon américains offrent un panel de représentations tellement complet de l’expérience humaine, avec de plus en plus de films avec des narrations africaines, européennes et mélangées. Les femmes, quels que soient leur âge ou leur beauté plastique, peuvent avoir des rôles puissants. On n’a pas créé cette culture-là en France.
Assa Traoré — Mais est-ce qu’il y a des quotas aux Etats-Unis ?
Aïssa Maïga — Non il n’y a pas de quotas mais il y a des statistiques ethniques. Aujourd’hui, il n’y a pas de statistiques en France, ce pour quoi je milite. L’invisibilité statistique des populations, dont on fait partie, rend difficile la création d’outils de mesure et du changement. Parce qu’on n’a pas assez brassé dans les écoles, on n’a pas assez de scénaristes issus de toutes les classes sociales, de toutes les origines. Dans les instances de décision ça reste hyper monochrome blanc, très masculin, et au-delà du quinquagénaire. Du coup, le casting à la fois devant et derrière la caméra est très pauvre.
Est-ce le manque de représentations positives d’hommes noirs dans notre imaginaire culturel a participé à la mort de votre frère ?
Assa Traoré — On gagnera seulement quand on aura humanisé les hommes noirs et quand leurs vies auront de la valeur. En France, on n’a pas l’impression d’être spectateur d’un acte raciste. La France se cache derrière les choses sociales ; aux Etats-Unis, on dit les mots. Ici, on a du mal à dire. Ces jeunes hommes noirs, arabes ou roms, leurs vies valent d’être vécues.
Assa, dans votre livre vous écrivez : “Je peux le dire à chaque phrase, le mot ‘racisme’, mais les mots, quand ils sont dits et quand ils sont ressentis, ce n’est pas pareil.” Est-ce que c’est justement le rôle que la fiction peut jouer ? Nous faire ressentir le racisme ?
Assa Traoré — Dans un film, quand on parle des jeunes de quartier, ils auront le rôle du vendeur de drogue, le rôle du méchant, ou seront en prison. Mais je n’ai jamais vu la manière dont le doigt est pointé sur ces jeunes garçons. Ce doigt, il commence à être pointé sur toi vers 12, 13 ans dans le quartier. Quand tu commences à avoir tes premières interpellations, tes premières gardes à vue. C’est le moment où la société ne va plus te donner de chance, celui où tu vas commencer à être stigmatisé, catalogué.
J’aimerais regarder un film où je puisse ressentir la douleur de ces jeunes garçons, comment ils vivent avec ce doigt qui va faire qu’ils n’auront pas les mêmes chances. J’aimerais qu’on ait leur point de vue. Quand mon frère Baguie fait sa première garde à vue, sa première prison, j’aimerais voir ce qu’il ressent. Dans un film, on va juste voir qu’ils ont fait des conneries mais on ne va jamais parler de cette souffrance intérieure, cette colère.
Aïssa Maïga — J’ai rencontré une femme incroyable pendant le tournage de mon documentaire qui fait suite à mon livre, Alexis McGill Johnson. Elle fait de la psychologie sociale. Elle explique, à partir de tests qui impliquent des neurosciences, la perception qu’on a des garçons noirs dans la société américaine. Jusqu’à 9 ans, un garçon noir est perçu comme un enfant, mignon, doux, drôle. Mais à l’âge de 9 ans, quand il entre dans la préadolescence, il est perçu très tôt comme un homme noir et donc comme une menace noire. L’enfant va être enfermé dans cette image et y répondre.
On est conditionné par le regard qu’on pose sur nous. En tant que maman, je l’ai vu. A l’âge de 9, 10 ans, mes garçons marchaient vite, devant moi, et les gens ne savaient pas que c’était mes enfants et je voyais la façon dont ils étaient regardés. Ils commençaient à être perçus comme des menaces. Le doigt dont Assa parle, c’est une série de signaux. Parfois ce sont les interpellations répétées, injustifiées, le délit de faciès mais il y a aussi toute une série de signaux très subtils dans l’espace public, dans les transports, dans les restaurants, à l’école, avec le voisinage. C’est une chose qui est entêtante, obsédante et qui rentre dans les pores de ta peau.
(Une jeune femme arrive à notre table. Elle s’appelle Libraz Ahmed, Assa la connaît car elle vient d’ouvrir un salon de coiffure, exclusivement féminin Nayla, . Assa présente la jeune femme à Aïssa et elle s’assoit avec nous.)
Assa Traoré — Libraz, tu peux lui dire que tu es fan. (A Aïssa) Je lui ai dit que je te voyais aujourd’hui et je lui ai proposé de passer. (A moi) : Aïssa Maïga représente vraiment quelque chose pour les femmes noires.
Libraz Ahmed — C’est une des seules.
Assa Traoré — Il faut qu’il y ait des leaders, il ne faut pas se dire “parce que je suis noire, ma voix noire n’aura pas autant d’impact que les autres”. Il faut s’autoriser à dire comme Aïssa vient de le faire : “Je peux jouer tous les rôles.”
Libraz Ahmed — Aïssa est porteuse d’un message. Elle m’a appris qu’on peut être une femme noire en France et entreprendre. Et de voir Assa Traoré qui prospère dans un autre domaine, ça me donne de la force. Moi aussi je peux le faire. Quand j’ai vu Aïssa Maïga faire une pub Estée Lauder, j’étais trop contente !
Aïssa Maïga — (En riant) Tu remarqueras que c’était une pub en américain et pas en français !
« On est beaucoup à être des femmes instruites, mais on ne se voit pas à la télé. Et des femmes voilées, comme moi, encore moins. Aujourd’hui, il y a Aïssa Maïga, Assa Traoré et Rokhaya Diallo » Libraz Ahmed
Libraz Ahmed — (A Aïssa) Vous vous rendez compte de l’impact que vous avez ?
Aïssa Maïga — Non, mais ça me fait plaisir.
Assa Traoré — On dirait trop que tu es Américaine. Quand je te vois sur Instagram, tu me fais penser à l’actrice du film Black Panther, Lupita Nyong’o. Tu fais vraiment Africaine. C’est fort, tu vois. Ma fille me dit toujours : “Dis à Aïssa Maïga que je veux tourner dans un film.” C’est à partir du moment où elle a vu Aïssa qu’elle s’est mise à exprimer un désir de faire du cinéma. On a besoin de référent, de modèle, de pouvoir se dire “j’aimerais bien être Aïssa Maïga”, même si on ne prend pas la même voie qu’elle en tant qu’actrice, de pouvoir se dire : “Je peux.”
Libraz Ahmed — Ça fait du bien de voir une femme noire à la télé qui n’est pas hystérique ou sur la défensive, qui a du vocabulaire, qui sait se tenir, qui peut répondre. On est beaucoup à être des femmes instruites, mais on ne se voit pas à la télé. Et des femmes voilées, comme moi, encore moins. Aujourd’hui, il y a Aïssa Maïga, Assa Traoré et Rokhaya Diallo. On a besoin de vous et on vous écoute.
Dans votre livre, Assa, vous parlez de “l’organisation d’un système de l’oubli” qui concerne les hommes noirs et leur histoire.
Assa Traoré — Oui, en tant que femme noire, il faut donner sa voix à ces hommes noirs, ne pas les laisser dans l’oubli. Ils font partie de notre société, on les invisibilise. On va leur donner cette place.
Mais vous ne pensez pas que les femmes noires sont aussi invisibilisées ?
Aïssa Maïga — Les femmes noires et racisées sont plus présentes dans l’espace public que les hommes. Même en politique, on a eu Rama Yade, Rachida Dati, Christiane Taubira… parce que les femmes sont moins menaçantes. Elles mettent leurs stilettos, s’habillent bien et mettent leur rouge à lèvres, et ça passe. Ce sont les hommes issus de la diversité qui sont les grands perdants. Et ça, c’est un scandale.
Assa Traoré — (A Aïssa) J’ai une question : pourquoi tu ne parles jamais de ton père, Aïssa ?
Aïssa Maïga — Avant Charlie Hedbo, les journalistes assassinés, c’était abstrait ici. Moi, c’est mon histoire. Quand la France s’est levée contre ces assassinats, je me suis autorisée à dire comment était mort mon père. C’est mon étoile, et c’était quelqu’un d’exceptionnel. (Aïssa explique que son père, Mohamed Maïga, était un journaliste malien assassiné en 1984 et proche du président burkinabé Thomas Sankara, lui aussi assassiné et oublié des livres d’histoire.)
Aïssa Maïga — En termes de mémoire, on a besoin de créer une place pour cette génération qui a tellement œuvré ici et sur le continent africain. Et qui a été totalement effacée.
Libraz Ahmed — Et comment on fait pour connaître cette histoire ?
Aïssa Maïga — Chacun peut se documenter, mais c’est difficile. Il faut qu’il y ait des livres, des films et que leurs histoires soient médiatisées.
Noire n’est pas mon métier Ouvrage collectif (Seuil, 2018), 128 p., 17 €
Merci à l’hôtel Renaissance (Paris Xe) pour son accueil
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