Radioscopie d’un viol et de son déni, le premier long métrage de l’Allemande Eva Trobisch fait le pari d’un cinéma radical sur un sujet sensible. Impressionnant.
Cela fait un peu plus de quinze ans qu’est née la nouvelle vague berlinoise, soit une génération de jeunes cinéastes qui ont régénéré l’imaginaire cinéphile outre-Rhin : nés de la côte de Wenders et Fassbinder, Christian Petzold, Thomas Arslan ou Angela Schanelec ont dépeint les ruines de la RDA, l’isolement, la solitude urbaine. On pense à eux en découvrant Comme si de rien n’était, le premier long métrage d’Eva Trobisch, cinéaste allemande de 35 ans : même distance émotionnelle, même obsession de la “réalité”, mais portées par une vision encore plus radicale.
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Le film raconte la trajectoire de Janne, une trentenaire intellectuelle et branchée, employée dans une maison d’édition, qui va être victime d’un viol et tenter d’en effacer toute trace dans sa vie. Dans ce bras de fer entre raison et émotion, elle est d’abord gagnante, jusqu’à ce que peu à peu l’événement affecte pernicieusement son champ social puis intime : son boulot, son couple et même son corps…
Mais rien n’est dit si l’on n’évoque pas le viol en question : en est-il un ? Tout au long de cette scène étouffante où Janne repousse les assauts d’un ancien camarade d’étude, Trobisch évite les clichés de l’étreinte forcée pour dessiner un espace plus flou et aussi plus angoissant : ce lent glissement par lequel les femmes peuvent se soumettre parfois aux pulsions d’un homme sans le vouloir elles-mêmes. Les remparts de Janne chutent un à un, atomisés par la force physique de l’autre mais aussi, de manière perverse, par sa propre distance intellectuelle et son refus d’être une victime.
Trobisch filme cela d’un œil froid et sans souci d’empathie. Le lendemain et les semaines suivantes, la vie reprend, défiant les lois habituelles du storytelling. A l’inverse de ses aînés de l’école de Berlin qui avaient un goût pour le drame, la réalisatrice a tourné le dos aux codes de la narration classique. Son cinéma donne l’impression de prendre les scènes en cours, de tailler dans des morceaux de vie brute, sans en spectaculariser certains moments plus que d’autres : un dîner dans une cuisine est capté avec le même regard affûté qu’une dispute de couple, ou une confrontation entre la victime et son violeur.
La violence est pourtant toujours présente, innervant chaque image. Elle est dans ces visages butés (elle) ou congestionnés par l’angoisse (lui), dans la lâcheté de l’un, le silence et l’obstination de l’autre. Le choix de mettre en scène la détresse du bourreau (l’acteur Andreas Döhler, génial en géant engourdi) produit des scènes à la fois révulsantes et pathétiques, mais aussi, fatalement, émouvantes. Comédienne qu’on découvre ici, Aenne Schwarz se meut sous une impeccable carapace d’ironie et d’intellect. Clinique et anti-romanesque, mais dépourvu du moindre cynisme, Comme si de rien n’était ressemble fort à une refloraison du cinéma allemand par la voie d’une jeune réalisatrice inconnue qui ne devrait pas le rester.
Comme si de rien n’était d’Eva Trobisch (All., 2018, 1 h 30)
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