Dans un livre intimiste et délicat, Arno Bertina détaille le quotidien de celles qui “font la vie” dans les rues de Pointe-Noire et Brazzaville. Un beau geste d’écriture.
Quand Arno Bertina entre par désœuvrement, un soir de 2014, dans un bar de Pointe-Noire, il se demande où il met les pieds. “Avec mon carnet de notes et un livre, je dois être comique – qui vient ici pour lire ? !”, se souvient-il au début de L’Age de la première passe. Bientôt une fille l’accoste, lui propose de la suivre. Une discussion s’engage, par politesse, et une idée germe. Quelques années plus tard, l’écrivain repart au Congo, invité par une ONG à organiser des ateliers d’écriture pour des prostituées de Brazzaville. Il partage leur routine, de jour comme de nuit, lorsque ces filles, mineures et mères déjà pour la plupart, “se métamorphosent pour faire la vie”, comme le veut l’expression locale pour désigner le tapin. A force de les observer, il gagne leur confiance. Et décide d’écrire sur elles.
Trouver les bons mots, exercice quasi impossible dans ces circonstances. Bertina sait déployer ce vocabulaire précis, subtile, poétique qui caractérise son œuvre
L’exercice s’avère délicat : que peuvent ses mots, face à cette réalité ? “Lorsque j’écris ‘bar à putes’, j’accable, regrette-t-il, et ne fais que reconduire dans un livre les signes d’une violence qui court les rues.” Il ne s’autorise pas non plus à profiter des whiskys avalés par une fille pour la faire parler : “La mettre ainsi à nu, maintenant, serait plus violent que la déshabiller dans la chambre du Migitel.” Trouver les bons mots, exercice quasi impossible dans ces circonstances. Bertina sait déployer ce vocabulaire précis, subtile, poétique qui caractérise son œuvre, ces huit romans dont le beau Des châteaux qui brûlent (2017). Il reprend leur ton gouailleur : “Pour sa deuxième grossesse, Grâce est allée trouver une mineure, qu’elle a cornaquée en quelque sorte, marcotée.”
Se mettre soi-même à nu
Contrairement à ses livres précédents, L’Age de la première passe est son premier récit autobiographique. Cela pourrait étonner, chez un auteur qui poursuit livre après livre un passionnant travail de démultiplication, voire de disparition de l’auteur. Comment dire “moi”, quand on se sent étranger aux autres comme à soi-même ? Pire encore, il réalise que pour comprendre véritablement ces jeunes filles, et l’ensemble des protagonistes, c’est aussi en lui qu’il doit creuser. Sa propre intimité, cette femme de la rue Saint-Denis, à Paris, qu’il fréquentait à 20 ans contre rémunération ; ses faiblesses, échecs, interrogations. Se mettre soi-même à nu, c’est au fond la moindre des politesses quand on écrit sur celles qui en font un métier.
De temps en temps, il préfère sortir un appareil photo et prendre des clichés des lieux ou personnes, qu’il décrit ensuite en détail
Et puis il y a leurs mots à elles, leurs textes reproduits ici et là, au cours du récit. L’écriture comme thérapie, planche de salut face à une réalité sordide. Il sait d’ailleurs les limites du français, cette langue qui “ne peut être ce moyen ou ce lieu de l’intime, car c’est celle de l’Etat congolais, son administration, sa police, ses fonctionnaires corrompus, qui vous font prendre des vessies pour des lanternes.” Alors, de temps en temps, il préfère sortir un appareil photo et prendre des clichés des lieux ou personnes, qu’il décrit ensuite en détail. Une distance sans doute nécessaire entre lui et son sujet, comme une forme de délicatesse. L’acuité de son regard sensible, asexué sur ces gamines s’y révèle, et permet l’impensable : une amitié sincère, désintéressée, entre elles et lui, les filles de rue et l’homme blanc, l’éternel client potentiel.
L’Age de la première passe d’Arno Bertina (Verticales), 272 p., 20 €