Serge Dassault est décédé à l’âge de 93 ans. Extorsion, chantage, menaces : relisez notre enquête publiée en 2010 qui démontrait que l’industriel a littéralement voulu acheter la paix sociale à Corbeil.
« Ça fait quinze ans que Dassault lâche des billets à des délinquants pour contrôler des cités sensibles comme Montconseil ou les Tarterêts. Il nous a pris pour des prostituées. Alors maintenant, on parle. »
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Il a 30 ans : c’est un « loulou » en blouson de cuir et jean de marque. Natif d’une cité de l’Essonne connue pour ses problèmes sociaux, les Tarterêts, il est de l’avant-dernière génération des loulous de Corbeil-Essonnes, celle des grands frères que les plus jeunes regardent avec respect.
Luigi demande qu’on lui donne un faux nom. Car lui et d’autres loulous de la ville ont décidé de raconter comment Serge Dassault, grand avionneur militaire français, patron du Figaro, sénateur UMP et ami de Nicolas Sarkozy, « a joué avec le feu dans les cités de l’Essonne ».
Tout est parti d’une louable intention.
« Quand Dassault s’est présenté pour la première fois aux élections municipales en 1995, je l’ai vu ouvrir le coffre de sa voiture et distribuer à des gamins des cités des stylos Mont-Blanc et des vêtements de marque, raconte un autre ancien loulou, Pierre, devenu éducateur aux Tarterêts. Mais en faisant cela, Dassault a mis le doigt dans un sale engrenage. »
Quand Serge Dassault devient maire de Corbeil-Essonnes, il trouve une dure ambiance dans les cités de la ville.
A Montconseil, aux Tarterêts, un quart des jeunes de moins de 25 ans n’a pas de travail. Des rixes entre bandes des deux cités provoquent la mort de deux adolescents.
Dès que la police intervient, il y a des saccages de voitures, de vitrines ; l’hôtel de ville est caillassé. Dassault veut ramener la paix. Il mise alors sur une politique des grands frères. Celle qui consiste à recruter dans les cités des garçons qui peuvent avoir une influence sur les jeunes loulous et peuvent aider à les contrôler.
Une décennie plus tard, on découvre les dessous de cette fameuse « politique des grands frères ». Dans Libération (du 18 octobre), un certain Mamadou produit des relevés bancaires prouvant qu’un collaborateur de Serge Dassault lui a versé au printemps 2010 100 000 euros sur un compte en Belgique.
Il prétend que Dassault et ses hommes le payaient pour qu’il fasse voter des jeunes des cités en faveur de l’UMP aux élections municipales. Pour Luigi, notre grand frère des Tarterêts, la bombe de Mamadou n’est qu’un morceau de l’histoire : l’histoire d’un riche grand-père qui veut acheter l’amour de ses enfants, et de ces enfants « prêts à tout pour que le vieux continue de cracher au bassinet ».
« Dis-moi combien tu veux »
Luigi se confie à nous loin de sa cité, gare de Lyon, à Paris. Il nous raconte comment Dassault aurait essayé de monnayer son soutien, en vue des élections municipales de 2008. Fin 2007, il était allé voir Dassault à la mairie pour lui parler du chômage des gamins de sa cité.
« Je me retrouve dans son bureau qui donne sur la Seine, avec une table ronde et un tableau au mur. Je lui explique qu’il faut trouver des emplois à des jeunes de la cité. Dassault me répond : ‘Fais-moi un budget, dis-moi combien tu veux’. Je lui précise que je ne demande pas d’argent mais des emplois. Il me tend une feuille de papier : ‘Mets un chiffre !’ Là, je comprends qu’il y a un malentendu, qu’il veut me rémunérer pour que j’incite les jeunes à voter pour lui aux prochaines élections (des élections qui, à Corbeil, peuvent s’emporter avec seulement 27 voix d’écart – ndlr).
Je me suis énervé. Je lui ai répondu ‘Va te faire foutre, je ne suis pas une pute et je ne roule pas pour toi politiquement’. Il a insisté : ‘Mais marque ton chiffre sur le papier, bordel ! » Luigi affirme qu’il a refusé l’argent et est reparti du bureau les mains vides. Il dit avoir reçu juste avant les municipales un SMS envoyé du portable de Dassault : « Viens seul, à 18h30, à la mairie. »
« J’y vais. Il m’explique que les jeunes des Tarterêts viennent sans arrêt lui casser la tête pour lui demander de l’argent. Je lui dit qu’il suffirait de leur donner du boulot. Il répond qu’il réfléchira et qu’il me rappellera. Ce qui était incroyable, c’est que pendant qu’on parlait, dans la même pièce, il y avait une petite table avec trois hommes autour : un conseiller municipal et deux lascars que je connaissais dans la cité comme chefs de groupes. Deux garçons qui, à l’époque, voulaient monter leur société de sécurité. Ils étaient tous les trois penchés sur une mallette de cuir noir. Ils en sortaient des billets de banque. Dassault n’avait pas du tout l’air gêné que je voie ça. »
Luigi explique : la générosité de Dassault va se retourner contre le maire et ses équipes. « Des jeunes qui avaient touché des billets se sont vantés. D’autres qui n’avaient rien reçu disaient : ‘Putain, nous aussi, on en veut !’ C’est comme ça qu’un tas de garçons se sont mis à tourner comme des chacals autour de la mairie. »
A Corbeil, un beau blond de 21 ans nous fait monter dans sa voiture. Il s’appelle Vincent. C’est un loulou de la cité de Montconseil. Boulevard Henri Murat, il désigne un gros bloc couleur brique. « Un jour de février 2007, dans ce bâtiment que la mairie prête aux jeunes, un petit gars de 18 ans, chômeur à Montconseil, nous a sorti de sa poche, tout fier, un chèque de mille euros signé de Serge Dassault. C’est là qu’on a décidé d’en manger nous aussi. On s’est renseignés et on a vite appris qu’il fallait aller voir Lebigre à la mairie. »
« Je l’ai menacé en disant que je savais qu’il distribuait du fric aux jeunes en période d’élections »
Jacques Lebigre : le bras droit de Serge Dassault. Un ancien militant du SAC, la milice gaulliste connue pour ses actions violentes dans les années 1960 et 1970. A l’époque où Vincent découvre son nom, Lebigre est maire adjoint de Corbeil, chargé de la jeunesse, et secrétaire départemental de l’UMP.
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