C’est l’ancien vice-président de Barack Obama qui devrait, sauf énorme surprise, devenir le candidat du parti démocrate pour l’élection présidentielle aux Etats-Unis. Retour sur les forces mais surtout les faiblesses de celui qui veut incarner la voie de la modération – tout en ayant passé sa vie à voter des lois droitières – face à Donald Trump.
“Il n’existe à ma connaissance aucune situation comparable de candidat à la primaire sur le point d’être éliminé, qui en quatre jours, parvient à reprendre la tête de la course. C’est inédit”, affirmait David Axelrod, stratège de Barack Obama, aux lendemains de la victoire de Joe Biden lors du Super Tuesday. Le come-back de celui qui était tout de même, on l’aurait presque oublié, le grand favori jusqu’à son effondrement début février, a consolidé son avance ce mardi 10 mars, en emportant 60 % des délégués en jeu dans six Etats (dans l’attente des résultats définitifs).
Si une telle situation, alors que la bataille des primaires n’a même pas atteint la mi-parcours, ne semble pas insurmontable sur le papier, elle l’est en réalité. Du fait d’un système proportionnel et d’implacables dynamiques électorales (que les Américains appellent « momentum », ou élan), il sera quasiment impossible pour Bernie Sanders de combler son retard. Le statisticien-devin Nate Silver donne ainsi 99 % de chances à Biden de l’emporter à la convention nationale démocrate le 13 juillet. Et la décision du socialiste de poursuivre malgré tout sa campagne, au moins jusqu’au prochain débat samedi, tient sans doute moins dans sa croyance en un miracle, que dans sa volonté de peser sur les choix idéologiques et stratégiques du probable vainqueur — en somme obtenir des concessions, et un.e vice-président. e aussi progressiste que possible.
Quoi qu’il en soit, Joe Biden est aujourd’hui l’homme fort du parti démocrate, l’espoir de tous ceux qui, aux Etats-Unis et ailleurs, espèrent la défaite de Trump. Est-ce un espoir solide ? On aimerait répondre d’un grand Oui !, mais c’est hélas un horizon plus nuancé, pour ne pas dire tourmenté, qui se profile. Car même si tous les sondages donnent aujourd’hui Biden largement vainqueur d’un duel contre Trump — largement, mais pas beaucoup plus que Sanders ceci dit —, la route est longue, très longue, jusqu’à novembre, et l’on a pu éprouver en 2016 la faiblesse prédictive de ces sondages… Mais avant de nous inquiéter, voyons d’abord quelles sont les forces objectives de Joe Biden.
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La voie de la modération
“Ce n’est pas seulement mon retour, a-t-il proclamé mardi soir, dans un discours rassembleur. C’est un retour de l’âme de cette nation.” Joe Biden, on l’a compris, mise tout sur la nostalgie des années Obama, qu’il incarne mieux que personne — sauf Barack himself, et Michelle, bien entendu. Son credo de campagne, c’est l’accident historique, le déraillement temporaire du train, train qu’il propose, à 77 ans, de remettre sur la bonne voie, celle qui prévalait jusqu’en 2016, avant le braquage par le brigand Trump : la voie de la modération. Ce discours résonne particulièrement bien dans l’oreille des Afro-Américains, comme l’explique le tweet ci-dessous qui a beaucoup tourné ces jours-ci, et comme le confirment les sondages qui lui donnent une cote de popularité de 65 % (contre 25 % pour Sanders) dans cette catégorie.
— lg lokki (@lloki08) March 8, 2020
L’ex-Veep d’Obama doit clairement sa renaissance, le 29 février en Caroline du Sud, aux électeurs noirs. Et c’est encore eux qui l’ont porté à la victoire le 10 mars, dans les Etats du sud comme le Mississipi ou le Missouri — Etats certes ingagnables en novembre car les Blancs y sont plus nombreux et très majoritairement républicains, mais qui prouvent la capacité de Biden à mobiliser cet électorat vital. En 2016, le vote noir avait été plus faible qu’à l’accoutumée pour Hillary Clinton (un taux de participation aux alentours de 60 %, contre 67 % en 2012), et cet écart est un des facteurs explicatifs de sa défaite. Autre démographie séduite par Joe Biden, en toute logique : les X-geners (plus de 45 ans) et les baby-boomers (plus de 65 ans). OK. Le probable candidat démocrate dispose donc, indéniablement, d’une base solide. Va-t-il réussir à l’étendre pour aller chercher Trump ?
Tout l’enjeu de cette primaire aura été de trancher entre les deux grandes tendances idéologiques qui divisent en profondeur le parti démocrate : progressistes vs. centristes. Si d’autres circonstances auraient pu permettre à la première de l’emporter (sur un quasi-hold up), la coalition des modérés qui s’est opérée à la vitesse de l’éclair autour de Biden a très clairement montré que le parti démocrate n’était, dans sa majorité, pas prêt pour la révolution socialiste. Soit. Reste que les 30 ou 35 % d’électeurs pro-Bernie, cette armée fidèle, enjouée et organisée telle qu’on n’en avait pas vu en Amérique depuis belle lurette, il va falloir lui donner des raisons de se déplacer le 3 novembre pour l’élection présidentielle. Voire de militer, les mois précédents. Même si le chef avait appelé sans ambiguïté à voter pour Clinton en 2016, certains de ses soldats avaient manqué à l’appel (notoirement Susan Sarandon), et donc participé de la défaite. De façon plus générale, les jeunes avaient trop peu voté (19 % de participation) et ce sont ces voix-là, principalement, qui manquèrent à la candidate démocrate en 2016.
Lois droitières et invention d’actes vertueux
Or Biden, de ce point de vue, apparaît comme un piètre candidat. Et tout le monde le savait depuis le début (même Barack Obama qui tenta de le dissuader de se présenter), d’où la multiplication des candidatures alternatives (Buttigieg, Klobuchar, etc.), qui firent toutes flop. Cultivant une image de vieux tonton affable et gaffeur, proche de gens et notamment des femmes (un peu trop peut-être : il a été accusé de gestes déplacés par plusieurs femmes), Joe Biden cumule en réalité les tares. Dans un long article publié sur le site Current Affairs (un site de gauche qui ne cache pas ses accointances socialistes), son rédacteur en chef Nathan J. Robinson détaille le passif du vétéran de la politique en matière de lois scélérates. Et la liste fait froid dans le dos. On a beau savoir, d’une part, que l’article est biaisé (mais au moins l’assume-t-il d’emblée), d’autre part, qu’aucun homme politique de cet acabit ne peut se prévaloir d’une pureté législative (même Bernie Sanders a commis des erreurs, notamment sur les armes à feu), il n’en reste pas moins un réquisitoire extrêmement étayé, argumenté, documenté.
Robinson rappelle ainsi que Biden a passé sa vie à voter des lois droitières, quand il ne s’inventait pas des actes vertueux, sur pratiquement tous les sujets : droits civils, droit des femmes, système judiciaire, immigration, écologie, sécurité sociale, régulation financière… Il a même longtemps été contre l’avortement, affirmant encore en 2006 qu’il s’agissait d’un caprice qui ne devait en aucun cas être subventionné. On pourrait à la rigueur admettre qu’il ait changé d’avis, que le temps l’ait adouci, mais quand il est confronté à son passé, il nie en bloc. Et se pare de toutes les vertus. Si une telle tactique peut marcher sur des électeurs déjà acquis à sa cause, cela risque d’être plus compliqué face à Trump, qui ne manquera pas mettre son opposant face à ses contradictions, d’appuyer là où ça fait mal — le paradoxe étant bien sûr que personne ne ment plus que Trump, à tel point qu’il est désormais insensible au fact checking…
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Mêlé, qu’il le veuille ou non, via son fils Hunter, à la sombre affaire Burisma en Ukraine — la fameuse affaire qui a valu son impeachment à Trump, et dans laquelle subsistent des zones d’ombre —, Joe Biden va devoir en outre faire face aux publicités ciblées de son adversaire, doté d’un trésor de 150 millions de $ et d’une machine à data ultra-performante, encore plus qu’en 2016, conçue par son directeur de campagne numérique Brad Parscale (surnommé Raspoutine). On peut ainsi compter sur les vidéos dévastatrices, montrant les faiblesses neurologiques du vieil homme opéré en 1988 après une rupture d’anévrisme, ces fameuses « gaffes » de plus en plus inquiétantes. Biden est ainsi médiocre en débat, et peine à galvaniser les foules — deux domaines où Trump excelle. Il dispose cependant d’un atout dans la bataille de propagande : Mike Bloomberg, bon perdant, a promis de mettre ses gigantesques ressources financières à disposition du parti démocrate. Les milliards de dollars suffiront-ils à masquer ses faiblesses ?
La politologue Rachel Bitecofer, une statisticienne hétérodoxe dont les analyses sont de plus en plus prisées, explique que dans l’Amérique d’aujourd’hui, peu importent les batailles idéologiques, peu importent les positionnements passés ou présents et même, suprême audace, peu importent les swing voters, ces fameux électeurs girouettes qui faisaient jadis les rois : tout ce qui compte, explique-t-elle, c’est l’identité, et la capacité à galvaniser sa base. Comment, dès lors, imaginer qu’un vieil homme blanc centriste et sans entrain puisse y parvenir ? Bitecofer a un espoir : en choisissant bien son vice-président — ou plutôt sa vice-présidente, pour être tout ce qu’il n’est pas. Un nom ne cesse de revenir (aux côtés de celui, plus connu, de Kamala Harris), et une hype est en train de se construire : Stacey Abrams, 46 ans, noire, progressiste mais pas radicale, décrite comme énergique, ancienne parlementaire en Géorgie qui a failli s’arroger la gouvernance de cet Etat très républicain en 2018. Vu l’âge de l’aspirant président, et les virus qui traînent en ce moment, jamais assurément le deuxième nom sur le ticket n’aura autant importé.