Dans ce texte pour “Les Inrockuptibles“, Jeanne Balibar, pilier de la Volksbühne de Berlin, évoque les conséquences de l’éviction de son directeur, Frank Castorf.
Frank Castorf, je connais son travail de metteur en scène et de directeur de théâtre depuis vingt ans comme spectatrice, et depuis deux saisons comme actrice à la Volksbühne (VB). Depuis un an, nous vivons ensemble une histoire d’amour.
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Je serais tout à fait incapable de rendre compte de la situation berlinoise car je pense qu’il faudrait un long et véritable travail de journalisme d’investigation qui détaille pour nous tous, spectateurs et acteurs, les données économiques de financement des institutions culturelles, de stratégies de placements de capitaux des grandes entreprises et des grandes fortunes, de guerres d’attractivité des métropoles européennes, de stratégies de carrières personnelles dans les “métiers de l’art, de la culture et de la communication”, les évolutions des formes qui en résultent et les idéologies qui y sont à la fois servies et dissimulées.
Sans quoi nous continuerons à être tous les marionnettes aveugles de ce nouvel ordre des choses – résistants, collaborateurs, ou alternativement l’un et l’autre. En attendant, je ne peux que raconter ce que je vois à Berlin, ce que j’en comprends, et les questions que je me pose.
Un ancrage dans l’histoire de la censure
J’arrive là-bas dans un théâtre qui s’inscrit d’abord et avant tout dans une histoire de l’interdiction. Si la VB a été confiée à Castorf, c’est parce que ses spectacles étaient en Allemagne de l’Est systématiquement interdits après la première.
L’ancrage à l’Est, c’est d’abord un ancrage dans l’histoire de la censure. Mais c’est tout autant un ancrage Rosa-Luxemburg Platz, c’est-à-dire un ancrage dans les luttes sociales et les aspirations révolutionnaires de la classe ouvrière allemande internationaliste pré-RDA.
Les lettres OST au fronton de ce théâtre ne sont pas là pour dire une nostalgie dont la ville de Berlin fait désormais commerce, mais au contraire un ensemble de “toujours possibles” : utopie, révolution, trahison des idéaux, exploitation de l’homme par l’homme, et le chaos qui en résulte.
Porter le chaos
Représenter ce chaos, c’est ce que je comprends qu’est le principe autour duquel toute l’activité de ce théâtre se construit. Et pour cela, porter ce chaos à son point le plus poussé possible sur une scène, dans une institution, dans la cité.
Jusqu’au degré au-delà duquel il n’y aurait plus de théâtre possible : ni représentation ni collectif de travailleurs. Rendre visibles, compréhensibles et souhaitables l’anarchie, la contravention à tous les ordres, l’incontrôlable, pour qu’ils ne soient plus seulement miroir des désordres désastreux du monde, mais aussi résistance aux ordres établis. Produire un théâtre des idées, complexes, dialectiques, qui présentent cette contradiction tout à la fois mortifère et libératrice.
Mettre en scène l’énergie du désespoir
Littéralement, mettre en scène l’énergie du désespoir. Ce principe n’est pas un programme, c’est un état de fait, et ce n’est pas un métadiscours, c’est une pratique. Concrètement, cela veut dire :
– On travaille toujours à partir de la littérature, entendue au sens large (du répertoire théâtral le plus ancien au cut-up, scénarios de film, philosophie…) mais avec l’idée que la langue travaillée par la littérature est encore ce qu’on a de plus critique, qu’on n’a rien trouvé de mieux pour dire à la fois la catastrophe et le rêve.
– On travaille toujours en même temps dans une Bearbeitung, un retravail, ou une élaboration secondaire des arts populaires, du rock au soap opera télévisé, et altra ad libitum.
– On travaille avec tous les outils du théâtre, tous ses savoir-faire, ou pour parler comme le monde de la performance, à moins que ce ne soit comme celui de la finance, toutes les “opérations” possibles devant un public.
Mais non pas sur le mode minimaliste caractéristique de la performance, d’une ou deux par spectacle, mais sur le mode foisonnant du mélange des genres tel qu’il traverse l’histoire du théâtre et se réinvente depuis les Grecs, Shakespeare, Goethe, ad lib là aussi.
Dix, douze, vingt opérations par œuvre : du chœur antique comme chez Polesch aux slapsticks de Hübchen ou Fritsch, de l’élégie performative du théâtre classique aux ruptures du quatrième mur à la Brecht et autres, du théâtre musical de Marthaler aux traitements du hors-champ apportés par la vidéo…
Travailler avec les acteurs sans réseau
– On travaille avec les acteurs les plus bizarres, les plus fous, les plus alcooliques, les plus drogués, les plus méchants, les plus asociaux, ou les plus innocents, ceux qui n’auront jamais de réseau, les Clémenti, Léaud, Clévenot, Frot, Mollet, Nathalie Richard, Châtelain d’outre-Rhin, les Kinski d’aujourd’hui.
La VB est presque le seul lieu que je connaisse encore, au théâtre comme au cinéma, où poser problème ne soit pas un problème. Il n’y a d’ailleurs, contrairement à ce qu’on peut lire, pas vraiment de troupe à la VB, ou plutôt la seule vraie troupe.
Pas un ensemble de soixante-quinze acteurs comme dans les autres théâtres allemands ou à la Comédie-Française, ce qui d’après mon expérience ne constitue jamais une véritable troupe mais un agrégat de gens engagés à des périodes différentes et qui ont des centres d’intérêt et des esthétiques disparates.
Mais un ensemble fixe d’une dizaine de personnes auquel s’ajoutent au gré des spectacles des très fidèles qui ne sont là que parce qu’ils le rechoisissent à chaque fois.
Des rôles sur mesure
– On répète dans le désordre le plus absolu, en tablant toujours sur ce que produisent les hasards, les accidents, les humeurs des acteurs, et même leurs absences. On ne répète jamais plus de trois ou quatre heures par jour, et très peu : une scène sera vue au maximum trois fois, parfois pas du tout.
L’approfondissement se fera devant et avec le public, car le travail théâtral doit se faire selon Castorf et dans sa formulation dans un “état d’exception”.
– On travaille, comme dit Castorf là aussi, non pas dans le prêt-à-porter mais sur mesure. C’est le hasard de la disponibilité de tel acteur qui emmène la mise en scène, qui dans une autre configuration serait tout autre. Pour chaque acteur est construit un rôle sur mesure de durée absolument équivalente à celle du voisin.
Seule l’intensité de la rencontre entre un acteur et un rôle fera éventuellement in fine une différence. Manière de travailler sans aucune hiérarchie, de ne pas reproduire sur scène les hiérarchies de la ville entre puissants et subalternes.
Ni accords de coproduction, ni échanges de services
– On ne bénéficie d’aucun accord préalable avec les différentes instances qui peuvent assurer de faire rentrer de l’argent. C’est le seul théâtre au monde que je connaisse où, de fait, direction, acteurs et public sont mis sans filet devant la responsabilité de leur liberté.
Il n’y a ni accords de coproduction, ni arrangements préalables en réseaux avec les différents festivals du monde, ni échanges de services avec d’autres théâtres, ni attachée de presse obligeant les acteurs à répondre au plus possible d’interviews avant la première, ni abonnements, ni accords avec le monde scolaire, ni avec des comités d’entreprise.
Libre au théâtre de programmer et distribuer une semaine avant le début des répétitions et également de déprogrammer immédiatement une tentative artistique qui n’aurait pas abouti à quelque chose d’intéressant. Libre aux chasseurs de tendances de s’y associer s’ils pensent que cela peut servir leur intérêt.
Libre à la presse de prendre fait et cause pour ou contre et aux institutions diverses de réserver des contingents de places ou non, rien de tout cela ne modifie le cours chaotique du travail.
Une esthétique et une politique
Pour faire exister le théâtre de cette manière-là, il faut un énorme savoir-faire qui consiste à rendre possible dans le détail tout ce que je viens d’énumérer. Ce savoir-faire est par définition unique au monde parce qu’il est la somme des réponses pratiques élaborées pour exprimer une esthétique et une politique.
C’était une volonté politique de la part du maire de Berlin Klaus Wowereit de maintenir pendant vingt-cinq ans au cœur de la ville une telle pratique. C’est par une volonté politique exactement inverse que la nouvelle municipalité par intérim décide de la supprimer.
Logiquement, l’équipe nommée pour succéder à Castorf représente – quoi qu’elle en dise – son exact opposé et m’inspire un certain nombre d’interrogations. Faire appel à une personnalité venue du monde de l’art contemporain ne pose-t-il pas un véritable problème politique d’allégeance et de subordination, quand il faudrait être aveugle ou passablement hypocrite pour ne pas voir qu’aujourd’hui tous les secteurs de l’activité culturelle cherchent à se raccrocher à l’art contemporain, dans l’espoir de pouvoir s’agglomérer au seul domaine où il reste de l’argent, par la raison que c’est le seul domaine de production artistique qui ait réussi à se brancher sur des activités spéculatives ?
Quelle est la liberté critique d’un champ d’activités qui tire une grande part de ses revenus et de son statut du capitalisme mondial le plus puissant et le plus frauduleux, et qui se fait une spécialité de mettre au service des exonérations d’impôts toutes les avant-gardes du XXe siècle et toute la pensée politique des années 60 ?
Une nouvelle population berlinoise
Confier un des plus grands théâtres d’Europe à une équipe au sein de laquelle pas une seule personne n’a l’expérience de ce que c’est que faire porter une parole contradictoire par des acteurs sur une scène ? Quels intérêts cela sert-il de détruire les lieux où l’on sait faire souffrir et/ou jubiler devant des discours contradictoires et argumentés ?
Berlin nous est maintenant présenté comme une ville pleine d’artistes. C’est faux. C’est juste une ville aux loyers très modérés et au coût de la vie très peu élevé, où est venue se réfugier, à côté de quelques artistes de réelle valeur mais ni plus ni moins que partout ailleurs, toute une petite bourgeoisie européenne qui trouve là la possibilité de se soustraire à l’alternative sinistre chômage/surmenage, et constitue une communauté isolée, ne parlant pas l’allemand et vivant entre elle.
Oter à un artiste l’atelier ou l’outil de travail qu’il s’est construit, cela s’est souvent produit dans le cours de l’histoire des mécénats publics ou privés, c’est une chose. Entériner la disparition d’un tissu urbain cohérent, fait des intégrations les unes aux autres des populations qui au cours des siècles l’ont habité, pour s’adresser ouvertement à une sorte de population offshore, c’en est une autre. Jeanne Balibar
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