Cela fait des années que l’actrice et réalisatrice américaine s’exprime sur la parité dans le cinéma. Aujourd’hui, Jodie Foster prête sa voix et raconte l’histoire d’Alice Guy, première femme réalisatrice longtemps effacée des mémoires.
Il est assez vertigineux de calculer qu’à 57 ans, Jodie Foster a déjà cinquante-cinq ans de carrière derrière elle. Sur les plateaux depuis ses 2 ans, donc, pour des pubs d’abord, avant de jouer dans sa première série télé à 6 ans, au cinéma à 10 (Napoléon et Samantha, un film Disney avec Michael Douglas, 1972), etd’être révélée aux yeux du monde à 14 ans, dans Taxi Driver de Martin Scorsese, Palme d’or à Cannes en 1976.
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Lauréate de deux Oscars (en 1989 pour Les Accusés ; en 1992 pour Le Silence des agneaux), elle est de ces actrices qu’on ne peut imaginer autrement que dans son propre rôle : surdouée, concentrée, maîtresse de d’elle-même. Elle a par ailleurs signé quatre longs métrages en tant que réalisatrice (racontant souvent des crises familiales, comme son sous-estimé Complexe du castor, 2011), et autant d’épisodes de séries télé prestigieuses (Orange Is the New Black, House of Cards, Black Mirror).
Qui mieux qu’elle, femme-cinéma par excellence, pouvait être l’ambassadrice d’un documentaire sur la Française Alice Guy, la première réalisatrice de l’histoire du cinéma ?
Comment se fait-il, d’après vous, qu’Alice Guy ait été si longtemps oubliée ? Ça paraît invraisemblable…
Il y a, je crois, une part de bigoterie, de sexisme inconscient, qui explique que la première réalisatrice de l’histoire ait été ignorée, ou presque, pendant plus d’un siècle. Ce qui est remarquable est qu’elle a survécu à la plupart des hommes avec qui elle a connu ses aventures cinématographiques. Et donc elle a pu, quand elle était vieille, partir à la recherche de ses films, tenter de réécrire l’Histoire et témoigner de son vivant.
Malheureusement, son entreprise n’a pas été couronnée de succès : sa biographie n’a pas été publiée, les historiens du cinéma l’ont oubliée (pour exemple George Sadoul ne la mentionne pas dans sa fameuse Histoire générale du cinéma – ndlr), Gaumont l’a négligée pendant très longtemps avant de se souvenir d’elle…
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Elle s’entendait très bien avec Léon Gaumont, qui considérait que le cinéma n’était pas une activité très sérieuse, que c’était précisément une “occupation de jeune fille”…
Même si Gaumont la respectait et l’appréciait, et même s’il lui a mis le pied à l’étrier, il l’a fait parce qu’au fond il ne comprenait pas le potentiel du cinéma. Il la laissa faire ses premiers films parce qu’il considérait que c’était un hobby sans importance, pas un art. Sauf qu’Alice Guy, elle, s’est épanouie là-dedans, elle s’est créée une identité d’artiste. Le concept de réalisateur n’existait pas à l’époque, et elle fait partie de ceux et celles qui l’ont inventé.
Avez-vous le sentiment que sa redécouverte passe davantage par les gender studies américaines que par la France ?
Autant j’admire la culture française sur de nombreux points, autant j’observe que ce sont des Américain·es qui, les premiers, ont attiré l’attention sur Alice Guy, et il y a une raison culturelle à cela. Ça vient, je crois, d’un rapport rigide à l’histoire : pour les Français·es, elle est ainsi et pas autrement. Tandis que les Américain·es sont plus flexibles par rapport à l’histoire, et capables de se lever un matin, de découvrir une nouvelle chose et de reconnaître qu’ils·elles s’étaient trompé·es tout ce temps.
“Alice Guy, la première femme cinéaste ? Fantastique, voyons ça !” Je veux dire… Regardez le temps qu’il a fallu pour que notre documentaire trouve un distributeur en France.
Qu’avez-vous appris d’Alice Guy ? Que peut-on tirer de son art et de son expérience ?
Son héritage le plus évident, et c’est bien sûr le titre du film, Be Natural, c’est “soyez naturel·les” (elle le dit en français). Son authenticité, son humilité, sa créativité, étaient sincères. Elle ne s’intéressait pas à la théâtralité qui avait cours à l’époque, aux explosions géantes, aux choses spectaculaires. Elle voulait raconter des histoires sur ce qu’elle connaissait, sur les gens qui l’intéressaient. Et elle le faisait d’une manière très concrète, posée. C’était très radical à l’époque.
Est-ce que vous pensez que le documentaire aurait été reçu différemment il y a dix ans qu’aujourd’hui ?
Je crois qu’il arrive à point nommé, au moment où la parité dans le cinéma est dans toutes les têtes. Personnellement, ça fait trente ans que je le crie à tort et à travers… Donc je suis ravie que ça se passe enfin. A vrai dire, il y a depuis longtemps des réalisatrices dans le cinéma indépendant américain – ainsi qu’en Europe, et à la télévision –, mais le cinéma mainstream américain était un bastion masculin. Bastion qui est en train de tomber, par bonheur…
On entend parfois que s’il y a moins de films réalisés par des femmes, c’est parce que moins de femmes prennent l’initiative d’en faire…
C’est faux, je pense… Dans les années 1990, il y a eu un moment où trois studios étaient dirigés par des femmes (Sherry Lansing à 20th Century Fox puis à Paramount, Dawn Steel à Columbia Pictures, Nina Jacobson chez Universal puis, depuis 2006, à Walt Disney Motion Pictures). Pour autant, il y avait très peu de femmes engagées à des postes de réalisatrice… A Hollywood du moins, ça tient à une psychologie du risque : on voit les femmes comme un risque. Idem pour les minorités raciales.
Et aujourd’hui les choses changent réellement ? Ce n’est pas une façade ?
Non, non, ça bouge, vraiment. Parfois il peut suffire d’un film : Wonder Woman (de Patty Jenkins, 2017 – ndlr) a prouvé qu’une femme pouvait réaliser un film de superhéros et faire un carton au box-office. Et derrière, ça ouvre la porte à plein d’autres. Black Panther, c’est la même chose. Il y a régulièrement de tels films (Démineurs, La Leçon de piano…) qui ouvrent une brèche, mais très vite elle se referme. Cette fois-ci il faut faire en sorte qu’elle reste ouverte.
Le vrai problème, la vraie difficulté, ça reste les débuts de carrière : il est beaucoup plus dur pour une femme de faire un premier film. La Suède a une parité exemplaire : parmi les premiers scénarios qui sont financés, 50 % sont écrits par des femmes et 50 % par des hommes. C’est un exemple à suivre.
Et vous, à titre personnel, est-ce que vous avez l’impression que l’on vous considère différemment en tant que réalisatrice depuis Time’s Up ? Y a-t-il des projets qu’on vous aurait refusés il y a dix ans et qui aujourd’hui semblent faisables ?
Oui et non… Personnellement, je ne fais pas partie des réalisatrices les plus demandées, donc ce ne sont pas des questions qui se posent à moi. J’ai toujours évolué dans mon coin, faisant les films que j’avais envie de faire, avec une certaine réussite. Je n’ai pas à me plaindre. Ce n’est pas le cas de tout le monde mais je constate que l’industrie change. J’ai des amies qui arrivent aujourd’hui à monter des projets qui étaient dans les limbes depuis des années.
Vous n’avez jamais souffert de misogynie dans l’industrie du cinéma ?
Je ne dirais pas ça, non. J’ai expérimenté des micro-agressions plutôt que des blocages frontaux. Pas que dans l’industrie d’ailleurs : dans la vie en général. J’ai 57 ans, et parfois je me dis que j’aurais aimé naître aujourd’hui, avec ma personnalité actuelle et dans le contexte qui est le nôtre. Je n’ai pas toujours su remettre les gens à leur place, ou simplement faire de la pédagogie, leur expliquer en quoi leur attitude était problématique. J’étais trop jeune. Mais c’est nécessaire en fait, c’est comme ça que les choses avancent.
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L’industrie du cinéma n’invisibilise pas seulement les femmes mais aussi les homosexuel·les…
Je préfère ne pas discuter de ça.
Très bien. Vous avez vu Portrait de la jeune fille en feu ?
Pas encore ! Tous mes amis m’en parlent mais je n’en ai pas encore eu la chance. Je veux absolument le voir en salle, pas sur ma télé, car on m’a dit que c’était un peu lent.
Quelles femmes cinéastes vous ont le plus inspirée ?
La première à laquelle je pense, c’est Lina Wertmüller (la réalisatrice de Seven Beauties, 1975 – ndlr). Elle a été très importante pour moi quand j’ai commencé, elle fait vraiment partie de celles et ceux qui m’ont donné envie de faire des films. J’aime le ton de ses œuvres, à la fois drôles, satiriques, émouvantes et personnelles. Elle était capable de se moquer des hommes mais aussi des femmes. Elle était politiquement incorrecte. A l’époque, elle était la seule à faire ça, et elle m’a donné envie de m’engager sur cette voie…
e citerais aussi Margarethe von Trotta, dont ma mère m’emmenait voir les films. Et Dorothy Aznar m’a pas mal marquée aussi, d’ailleurs j’ai aidé à la restauration de certains de ses films via UCLA (Université de Californie à Los Angeles).
Comment jugez-vous votre carrière, avec le recul ?
Je suis très contente de ma carrière en tant qu’actrice. Bien sûr j’ai quelques regrets… Dans ma jeunesse, j’ai laissé passer quelques opportunités, en me disant qu’elles se représenteraient alors que non. J’aurais aimé tourner davantage… Mais dans l’ensemble ça va, je me considère comme chanceuse. En tant que réalisatrice, je n’en suis qu’au début ! En trente ans, j’ai fait quatre longs métrages, plus des épisodes de séries, mais j’ai l’impression que je commence seulement à me connaître, à savoir ce que je veux.
Chaque film que j’ai signé était personnel, m’a fait grandir, et m’a rendue fière. Je chéris ces deux, trois, ou même six années que j’ai passées à peaufiner chaque œuvre, et là aussi, mon seul regret est qu’il n’y en ait pas eu davantage. Mais j’ai encore plein de choses à raconter ! Et plein de temps pour le faire.
Et sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
J’écris un scénario, une adaptation du film islandais Woman at War, que je réaliserai et dans lequel je jouerai également. Je vous avoue que j’aime bien commencer à travailler à partir d’un matériau existant, un livre, un film, un scénario, et m’associer à un coscénariste ; ça me convient mieux. Sinon je viens tout juste de finir de tourner dans Prisoner 760 de Kevin MacDonald (le réalisateur du Dernier Roi d’Ecosse, 2006 – ndlr), avec Zachary Levi, Shailene Woodley et Benedict Cumberbatch, sur la défense d’un prisonnier de Guantánamo. Je rentre tout juste, donc au boulot !
Be Natural : l’histoire cachée d’Alice Guy-Blaché de Pamela B. Green (E.-U., 2018, 1h42)
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