A l’occasion des vingt ans de la sortie de “Matrix”, nous republions cette interview que les Wachowski nous accordaient en 2013, lorsqu’ils atteignaient le sommet de leur art avec un blockbuster underground, “Cloud Atlas”.
Avares en interviews, Lana et Lilly Wachowski (qui ont respectivement fait leur coming out trans en 2012 et 2016) ont pour la première fois depuis des lustres accepté d’entrer dans l’arène journalistique pour la sortie de Cloud Atlas. Depuis Bound, leur tout premier « thriller lesbien », jusqu’à Speed Racer, en passant bien entendu par la trilogie Matrix, les plus queer des réalisateurs hollywoodiens laissaient leurs films parler pour eux.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Objet de rumeurs, le processus de changement de sexe de Lana, enfin achevé, n’est sans doute pas étranger à cette nouvelle attitude. Fière de cette nouvelle identité, et augmentée d’un allié que Lana décrit comme « son âme sœur », l’Allemand Tom Tykwer, réalisateur de Cours, Lola, cours et de L’Enquête, la fratrie fait feu de tout bois pour défendre son nouveau-né, par essence fragile : une superproduction de 2 heures 50 financée en indépendant, passant d’un genre à un autre comme certain(e)s changent de couleur de cheveux.
Lana semble pour l’instant s’être arrêtée sur un éclatant fuchsia agrémenté de dreadlocks violets, qui font d’elle un sosie de Franka Potente (l’héroïne de Cours, Lola, cours), dont la voix outrageusement aiguë n’enlève rien à l’incroyable affabilité. Nous avons rencontrées les sœurs Wachowski et leur « âme sœur » au festival de Toronto, en septembre 2013, pour vingt courtes, forcément trop courtes, minutes. Le film venait d’être montré pour la première fois au public, avec des réactions plus que contrastées.
J’ai croisé Slavoj Žižek en venant, j’ai pensé à vous. Vous l’avez déjà rencontré ? Ça vous a touché qu’il utilise une réplique de Matrix, « Bienvenue dans le désert du réel », pour titrer un de ses livres ?
Lana Wachowski – Slavoj Žižek est ici ?! No way ! On ne le connaît pas, non, mais on est très fiers qu’il ait utilisé cette phrase. On aime beaucoup son œuvre, même si sa lecture de Matrix était davantage, à mon avis, une occasion de plaquer ses idées qu’un vrai décryptage de notre film.
Lilly Wachowski – Les gens font souvent ça… Mais lui le fait très bien ! Je serais curieux de savoir ce qu’il pense de Cloud Atlas, tiens…
Une thématique revient sans cesse dans les films que vous avez réalisés (Matrix, Speed Racer, Cloud Atlas) ou que vous avez produits (V pour vendetta) : la révolution. Il y a à chaque fois un système autoritaire contre lequel des individus essaient de se battre en retournant les armes du système contre lui. Diriez-vous qu’au sein de votre propre système, Hollywood, c’est aussi ce que vous essayez de faire ?
Lana Wachowski – On n’aime pas tellement le terme « battre », on préfère celui de « transcender ». Il est sans doute impossible de battre le système, car il finit toujours par se régénérer et gagner. Mieux vaut, de l’intérieur, tenter de défaire ses liens, de le reconfigurer, de repousser ses propres limites. Et croire en l’intelligence de l’homme : même si un combat semble perdu, s’il est juste, il en restera toujours quelque chose qui inspirera les générations futures.
Lilly Wachowski – Le cinéma est un art par essence capitaliste. C’est comme ça. À moins de faire des films tout seul dans son coin, mais ce n’est pas la voie qu’on a choisie – même si nous la respectons. Donc nous devons faire avec ces contraintes capitalistes, en essayant de réaliser des oeuvres et non des produits.
Cloud Atlas est évalué comme le film indépendant le plus cher de l’histoire – juste après Alexandre d’Oliver Stone. Comment a-t-il été financé ?
Tom Tykwer – Le financement a été très dur, une bataille de plusieurs années. Déjà, le scénario a été long à écrire, et nous avons voulu le soumettre à David Mitchell (l’auteur du livre – ndlr). S’il n’aimait pas, on avait décidé de laisser tomber ; heureusement, il a adoré notre script. Puis on a fait le tour des studios le scénario sous le bras : tous l’ont refusé. Alors on a rendu visite à différents investisseurs, essentiellement en Asie et en Europe, et on a fini par réunir la somme (ils refusent de communiquer le budget exact, mais il s’élèverait à plus de 100 millions de dollars – ndlr). Puis on est retourné voir Warner, qui avait jusqu’à présent financé tous nos films. Ils ont acheté les droits de distribution aux États-Unis et dans quelques territoires.
Lana Wachowski – Dont la France. Mais ça a été très difficile de vendre le film là-bas, ce qui nous a surpris car on avait l’impression que le public français est un de ceux qui nous comprend le mieux. Votre pays a toujours aimé l’avant-garde, les expérimentations. Vous savez, on lisait régulièrement les Cahiers du cinéma dans notre jeunesse, ça a contribué à notre culture cinéphile. Je vais même vous avouer qu’on se disait, pendant qu’on écrivait le scénario de Cloud Atlas : « Au moins, ça plaira aux Français ! » Or, au marché du film à Cannes, quand on a présenté le projet à des distributeurs français, deux années de suite, aucun n’en a voulu…
Pour quelles raisons le film a été si difficile à financer ? Matrix est l’un des films les plus rentables de l’histoire récente.
Lilly Wachowski – Je pense que les studios sont tellement bloqués dans des schémas réducteurs qu’ils se sont dit : « Qu’est-ce qu’on va faire de ce truc ? » Cloud Atlas est presque une déclaration de guerre pour ces gens qui ne jurent que par les high concepts et les produits déclinables en jouets. Ils ne lisent pas les scénarios, il les découpent en sous-produits. Or essayez de pitcher Cloud Atlas : ça prend au minimum deux minutes. D’ailleurs, le premier trailer qu’on a sorti faisait quatre fois la longueur habituelle. À quel genre le film appartient-il ? À quelle époque et où cela se passe-t-il ? Qui en est le héros ? Il est impossible de répondre simplement à ces questions…
Lana Wachowski – Mais c’est justement ce qu’on cherchait à faire ! On a fait ce film pour dépasser les frontières (« to transcend the boundaries »), qu’elles soient géographiques, temporelles, politiques, émotionnelles ou sexuelles. Il était hors de question de changer cela : c’est la raison d’être du film.
N’avez-vous pas été naïfs de penser que les studios, dont vous connaissez parfaitement les règles, allaient vous soutenir dans cette entreprise qui va à l’encontre de leurs intérêts ?
Lana Wachowski – Je vous répondrais oui si je pensais que le film ne pouvait pas rapporter d’argent. Or je pense qu’il peut en gagner ! Bien sûr, il est inhabituel, mais un tas de films inhabituels ont été rentables dans l’histoire. Je me souviens de Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino qui m’avait terrassée à l’époque : un film de trois heures sur la guerre du Viêtnam qui commence par plus de trente minutes de mariage en Pennsylvanie ! Si ça, ce n’est pas inhabituel ! Et même sans remonter à Cimino, à 2001 : l’odyssée de l’espace ou Lawrence d’Arabie, il arrive encore que des films longs, bizarres, complexes soient des succès au box-office. On a conçu Cloud Atlas comme un divertissement, pas comme un cours de philosophie – même si on espère qu’il a une portée philosophique. It’s fun… Des stars jouent dedans…
Tom Tykwer – On avait par moments l’impression de se battre contre des moulins à vent. On sait bien que Cloud Atlas n’a pas de superhéros et que son histoire est difficilement résumable. Mais nous faisons le pari que ce n’est plus ce que le public veut. Le public en a marre d’être pris pour un imbécile. Je ne dis pas que les films de superhéros sont tous stupides. On ne peut pas être contre ces films, d’ailleurs, on a grandi avec. Mais à côté, on prenait aussi plaisir à voir des oeuvres plus exigeantes, plus adultes…
Lilly Wachowski – Et rien n’empêche les films pop d’être exigeants !
Speed Racer est exactement ça : un film pop exigeant. C’est l’un des films hollywoodiens les plus expérimentaux de ces dix dernières années. Comment l’avez-vous conçu ? Comment avez-vous vécu son échec ?
Lilly Wachowski – Nous concevons toujours nos films de façon très visuelle. Mais ce fut particulièrement le cas pour Speed Racer. Le point de départ était de se confronter à l’art moderne. Nous passons notre temps dans des musées, des galeries, et dans ce domaine, il y a une grande variété de style. Or, au cinéma, presque tous les films se ressemblent. Et au sein d’un même film, il est difficile de faire cohabiter plusieurs styles. Donc on s’est dit, comme un défi : tiens, si on faisait un film cubiste ! Et puis tiens, si au lieu de monter normalement, on faisait des effets de transition qui donnent l’impression que c’est un seul et même plan, comme un seul et même flux de pensée, comme dans Ulysse de Joyce.
Lana Wachowski – À chaque fois que de telles expériences ont été tentées, les artistes ont été menacés, rejetés. Les adultes sont conservateurs, ils n’aiment pas qu’on trouble leurs certitudes. Alors on s’est dit qu’on allait faire un film pour enfants ! Car eux sont plus tolérants, ils ne sont pas encore bloqués dans leur tête.
Propos recueillis par Jacky Goldberg
Mise à jour du 01/04/19: Cet article a été mis à jour pour refléter l’identité de genre de Lilly Wachowski.
{"type":"Banniere-Basse"}