L’économiste antilibéral Thomas Porcher et l’ex-footballeur Vikash Dhorasoo, candidat à la mairie de Paris pour La France insoumise, échangent pour la première fois sur l’état du pays à la veille des municipales. Du 49.3 à Booba, entretien sur une nouvelle gauche en gestation.
Ils se croisent régulièrement au cœur des mobilisations sociales – manifestations pour le climat, Gilets jaunes et Comité Adama. Pour la première fois, l’économiste antilibéral Thomas Porcher, 42 ans, membre des Economistes atterrés et cofondateur de Place publique (qu’il a quitté en mars 2019 pour cause de désaccord sur l’alliance avec le PS), et l’ex-footballeur Vikash Dhorasoo, 46 ans, membre de l’équipe de France pour le Mondial de 2006 et candidat à la mairie de Paris sur la liste Décidons Paris ! (soutenue par La France insoumise), en binôme avec Danielle Simonnet, prennent le temps d’échanger ensemble sur l’état de la gauche, à la veille d’élections municipales incertaines et après le coup de massue du 49.3.
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Le premier, déjà auteur du Traité d’économie hérétique (un best-seller de 2018 vendu à plus de 50 000 exemplaires), publie un nouvel essai pédagogique sur la possible réunion d’une force majoritaire derrière un programme de rupture avec le libéralisme, Les Délaissés (Fayard). Le second, qui a fini sa carrière au Paris Saint-Germain en 2007, novice en politique mais engagé de longue date dans des associations, explique sa démarche et les valeurs qu’il soutient dans L’Engagement expliqué à ma fille et ses potes du quartier (Seuil). Café Lomi, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ça dribble sec.
A la veille du premier tour des municipales, quel diagnostic faites-vous de l’ambiance qui règne dans le pays ?
Vikash Dhorasoo — Les gens sont très en colère, et le pouvoir est toujours plus violent. Les soutiens du gouvernement sont de moins en moins nombreux, de plus en plus fragiles, mais de plus en plus brutaux. Et ils cognent sec : retraites, 49.3, César… L’oligarchie est très solidaire.
“Tout l’enjeu, pour nous, c’est de mener une lutte verticale remettant en cause la répartition actuelle des richesses” Thomas Porcher
Thomas Porcher — Je suis assez d’accord. Ce que j’identifie dans mon livre, c’est qu’une majorité de Français que j’appelle les “délaissés” sont tous victimes du modèle économique actuel, malgré leurs oppositions géographiques, culturelles et sociales. Gilets jaunes, habitants des quartiers populaires, agriculteurs et même cadres moyens pâtissent de la mondialisation, de la financiarisation de l’économie et de l’austérité budgétaire à différents niveaux.
Mais comme Vikash le dit très bien, le haut de la fusée, ceux qui ont profité ces trente dernières années de la croissance, et qui sont très minoritaires – les 10 % les plus riches, au maximum –, n’ont pas intérêt à remettre en cause ce modèle. Ils instrumentalisent donc une guerre entre pauvres. Le Rassemblement national joue cette guerre en opposant les personnes d’origine étrangère aux travailleurs pauvres ; et Macron fait de même en opposant les salariés du privé aux chômeurs. Tout l’enjeu, pour nous, c’est de mener une lutte verticale remettant en cause la répartition actuelle des richesses.
L’utilisation du 49.3 pour faire passer en force la réforme des retraites, ça peut se retourner contre Emmanuel Macron à terme ?
Vikash Dhorasoo — Je l’espère. Les Gilets jaunes ont réclamé le Référendum d’initiative citoyenne (RIC), les opposants à la réforme des retraites ont manifesté pendant des mois et, en contrepartie, au lieu de les écouter, le gouvernement passe en force. C’est assez incroyable, ce mépris des gens qui luttent. J’espère que ces derniers vont s’unir, sortir dans la rue et empêcher ce qui est en train d’arriver.
Ne craignez-vous pas que la résignation et l’abstention l’emportent ?
Vikash Dhorasoo — Sur le terrain, il y a de l’engouement. Les gens en ont marre des politiques qui n’ont pas de convictions, qui sont juste là parce qu’ils ont fait les grandes écoles, et qui pourraient aussi bien être à droite qu’à gauche. C’est ce que je vois dans mon arrondissement, le XVIIIe. Les politiques installé·es se sentent au-dessus de tout, des lois, de la démocratie…
J’espère que ça va se retourner contre eux. C’est le moment propice, après ce qui s’est passé avec le mouvement des Gilets jaunes, pour que les citoyens reprennent le pouvoir et fassent vraiment de la politique au sens noble du terme. Edouard Philippe, le Premier ministre de la France, se présente au Havre, quand même ! Tout ça pour s’assurer un poste après Matignon. A quel moment il est havrais ?
Thomas Porcher — Vikash et moi, on s’est souvent vus dans des manifestations communes avec le Comité Adama, Extinction Rebellion, les Gilets jaunes… Cette convergence des luttes ne demande qu’à s’accentuer. C’est vrai, les gens ne veulent plus des politiques de métier. En Marche ! a donné le coup de grâce à ce système : des politiques de droite comme de gauche se sont rué·es vers ce mouvement pour des postes de députation.
Les citoyens veulent une politique rénovée, quelque chose qui parte de la base, et pas l’inverse. Il faudra à un moment que ce soit incarné par quelqu’un – mais ce n’est pas encore le moment. Il faudra se comporter comme le bloc bourgeois et que les classes populaires s’unissent pour défendre leurs intérêts.
Dans la fédération des “délaissés” que vous appelez de vos vœux, Thomas, vous incluez des cadres. Sont-ils vraiment sur le point de basculer ?
Thomas Porcher — Oui, les cadres sont en train de basculer. On a toujours présenté les bacs + 5 comme des gagnants de la mondialisation, et de fait ils ont voté en grande partie pour Macron en 2017. Mais quand on regarde les analyses sur l’emploi, un manager débutant commence en moyenne à 2242 euros net par mois. Ils vivent dans de petits appartements à Paris, se rendent compte que le secteur public est dévasté et subissent un déclassement.
Eux-mêmes ne se sentent pas comme des gagnants. D’autant plus qu’ils ont perdu le sens de leur travail à cause de la logique actionnariale dans les entreprises. David Graeber et Jean-Laurent Cassely l’ont bien montré dans leurs livres respectifs, Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 2018 – ndlr) et La Révolte des premiers de la classe (Arkhé Editions, 2017 – ndlr). Ils ont donc des raisons objectives d’être solidaires de cette force en formation.
Vikash Dhorasoo — On s’est trompé·es de société, c’est sûr et certain ! On a cru qu’il fallait travailler toujours plus pour gagner de l’argent, mais ça n’a plus de sens. Pablo Servigne dit quelque chose que j’adore : “Il faut dépenser moins pour pouvoir travailler moins.” C’est tellement juste. Quand Sarkozy avait lancé l’idée de “travailler plus pour gagner plus”, mon père qui était ouvrier m’avait dit : “Moi, j’aurais aimé travailler moins pour gagner plus.”
On parle beaucoup du retour de la lutte des classes depuis 2018, au moins dans la rue. Mais comment la convertir en adhésion à un programme de gauche radicale ?
Thomas Porcher — La lutte des classes n’a jamais cessé d’exister, mais le discours dominant avait réussi à faire croire aux gens que la réussite ne dépendait que d’eux-mêmes, qu’elle était individuelle. On a effacé le rôle de l’héritage culturel et social. La lutte des classes a été enfouie. Mais, statistiquement, ces trente dernières années, la croissance a profité aux 1 % les plus riches. En 2008, les banques ont été renflouées avec de l’argent public, ce qui a fait passer la dette de 65 % à 79 % en France et dans tous les autres pays.
“Mon quartier est fabuleux, hyper-mélangé, mais il a été fracassé par le chômage” Vikash Dhorasoo
Le déficit a augmenté, et face à la récession, le patronat a dit : “Il y a trop de protections.” On a fait passer les lois travail. Et les 1 % les plus riches, qui ont bénéficié pendant trente ans de la croissance, arrivent encore à dire qu’il faut baisser leur fiscalité, alors qu’ils détiennent 25 % du patrimoine en France ! En échange, on coupe dans les services publics, l’hôpital, l’éducation. C’est hallucinant.
Vikash Dhorasoo — Je suis un mec issu du système social français : aides sociales, clubs subventionnés, école publique, et l’éducation de mes parents, venus de l’île Maurice, qui avaient une idée de ce qu’ils voulaient pour moi. Le chômage a abîmé tout ça. Mon quartier (Caucriauville, au Havre – ndlr) est fabuleux, hyper-mélangé, mais il a été fracassé par le chômage, qui a brisé les liens.
Quand j’entre en politique, c’est pour renvoyer l’ascenseur, pour protéger le système social qu’on est en train de démolir. Les gens ont le droit de se soigner, de s’éduquer, de vieillir, de se nourrir, de se loger comme il faut. La France peut le proposer, elle l’a déjà proposé.
Quand Les Misérables a reçu le César du meilleur film, son réalisateur, Ladj Ly, a dit : “Les misérables, ce ne sont pas que les habitants des cités. On m’a souvent demandé la morale de ce film, elle est simple : nous vivons dans un pays blessé, et c’est la pauvreté qui divise les Français. Il est temps de baisser les armes, il est temps de s’unir.” C’est un peu “les délaissés” expliqués en une phrase ?
Thomas Porcher — Oui. L’allocution de Ladj Ly était remarquable. Il aurait pu dédicacer sa récompense aux jeunes de cité. Il a choisi d’élargir et de la dédier plus largement aux Gilets jaunes et à toute la France qui souffre.
Qu’avez-vous pensé de la réaction d’Emmanuel Macron, qui a demandé au gouvernement d’agir en faveur des quartiers populaires après avoir vu le film ?
Vikash Dhorasoo — Si j’avais été Ladj Ly, je ne lui aurais même pas montré, car c’est lui qui est responsable de la situation – pas seulement, mais en partie –, et il le sait très bien. On voit bien, avec les Gilets jaunes et le mouvement contre la réforme des retraites, qu’il méprise les gens. Macron est un homme au service des riches. Il découvre ce qui se passe dans les banlieues ? Evidemment, il n’a jamais dû y mettre un pied, en dehors des fois où on lui montre une carte postale. Ça ne l’intéresse pas.
Thomas Porcher — Il suffit de lire son programme économique, qu’il a présenté très tard, un mois avant le vote en 2017. Treize milliards d’euros en moins pour les collectivités territoriales : pour La Courneuve (en Seine-Saint-Denis, où Thomas Porcher a grandi – ndlr), les dotations de l’Etat ont été divisées par deux, ce qui signifie moins d’assistants dans les crèches, moins d’assistants dans les écoles, moins d’argent pour les cantines, pour les cours du soir, pour rénover les terrains de sport, etc. C’est concret. C’est la politique de Macron.
A cela s’ajoutent les dix milliards en moins sur l’assurance chômage : le taux de chômage à La Courneuve ou à Montfermeil est deux ou trois fois plus élevé qu’à Paris. Puis quinze milliards en moins sur l’assurance maladie. Souvenez-vous de sa remarque sur les aides sociales qui coûtent “un pognon de dingue” ! Donc dire cela des banlieues, de sa part, c’est se moquer du monde.
Le César du meilleur réalisateur a été remis à Roman Polanski. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Vikash Dhorasoo — J’ai le sentiment que c’est la même caste : grands médias, haut du panier culturel, politiques et grands patrons sont tous liés les uns aux autres. C’est un monde d’hommes puissants, vieux et hétéros. Ce n’est juste pas possible. Mais ils se protègent, ils protègent le même business. J’ai l’impression que si l’un d’entre eux lâche, tout s’effondre.
Thomas Porcher — Ce qui s’est passé aux César, c’est un gros bras d’honneur à toutes les femmes. Certaines ont eu le courage de partir. D’autres non, car elles ont peur de ne plus avoir de rôles. Le patriarcat tient le milieu. Des femmes ont pris des risques, se sont battues, mais on leur dit : “Non, c’est lui le meilleur réalisateur, tais-toi, ferme ta gueule.” Il y a un vrai problème. La question n’est pas de savoir si c’est un bon film. C’est un monde d’entre-soi qui distribue les bons points.
Vous vous référez beaucoup tous les deux à des rappeurs français. Est-ce la musique qui a le plus à dire sur le monde social aujourd’hui ?
Vikash Dhorasoo — Bien sûr. Booba est extraordinaire ! Il est hyper-politisé et il ne sert pas le système, il le fracasse. Il n’est donc pas relayé, mais il n’en a pas besoin. Il dit des choses incroyables dans ses textes, comme dans le morceau Ma couleur : “Jugé à cause de ma couleur / J’ai fait les choses dans la douleur / Mais j’ai fait les choses à ma couleur.” Ou sur Boulbi : “L’Etat fait tout pour nous oublier / Si je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier.” C’est juste. C’est un des plus grands poètes actuels.
Les rappeurs sont-ils les seuls à sortir de l’entre-soi élitiste ?
Vikash Dhorasoo — Les rappeurs sont les seuls qui, à leurs concerts, viennent avec leurs potes. Ils ne sont pas tout seuls sur scène. C’est très symbolique : la République les a laissés, mais leurs potes, non, et la famille non plus.
Thomas Porcher — Ce qui est aussi étonnant, c’est qu’ils ont grandi à côté du système. Les nouveaux rappeurs ont 18 ans, et déjà 1 million de followers ! Ils ne passent pas dans les médias traditionnels. C’est une contre-culture qui représente aussi cette cassure, comme dans le milieu du cinéma, entre vieux monde et ancien monde.
Bernie Sanders a le vent en poupe dans la course pour les primaires démocrates aux Etats-Unis. S’il était le candidat de la gauche, aurait-il plus de chances qu’un·e modéré·e de battre Trump ? Est-ce que ça vous fait espérer ?
Vikash Dhorasoo — Si Bernie est élu, je pense qu’on peut sauver le monde. C’est la plus grande puissance mondiale, qui maltraite, pollue, tue les océans – même si on est experts aussi en la matière. C’est peut-être lui notre chance.
Thomas Porcher — Quand ça bouge aux Etats-Unis, il y a souvent un effet d’imitation dans les autres pays. J’aimerais bien qu’il gagne. Le fait que Clinton et l’establishment démocrate ne veuillent pas le soutenir en dit beaucoup. Que des gens comme Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) émergent, c’est super. Mais en réalité chez nous, on a plein d’AOC et de Bernie Sanders. Regardez les jeunes élu·es de la France insoumise, des gens comme François Ruffin, Adrien Quatennens, même Vikash. (sourire)
Quelles seraient les conditions à réunir pour qu’un candidat de gauche gagne en 2022 ? Pour que l’échec de 2017 ne se reproduise pas ?
Vikash Dhorasoo — Il faut un·e candidat·e qui rassemble, sinon, c’est foutu. C’est urgent. Les collapsologues nous donnent dix ans. On va se battre joyeusement, même si ça craint.
Thomas Porcher — Il faudra une union, mais il ne faut pas que ça vienne d’en haut, des partis. Ça doit venir de la base. En 2017, j’avais signé toutes les tribunes pour une alliance, mais Benoît Hamon, même à 6 % dans les sondages, n’a pas été capable de se dire : “Allez, j’arrête.” Tout le PS lui balançait des flèches dans le dos, mais il n’a pas voulu rejoindre celui qui était à 19 % (Jean-Luc Mélenchon – ndlr). Il était à terre, c’était fini, mais il a préféré aller jusqu’au bout.
Je ne crois plus à ces discussions où on se répartit les postes. Je pense aux gens qui vont aux marches pour le climat, aux Gilets jaunes qui se font fracasser la gueule : ils n’y vont pas pour des postes. Ils expriment quelque chose. Ce sont eux que je respecte. Le reste, c’est fini. Il faudra quelqu’un qui incarne ces délaissés. Et qu’on écoute, que ça vienne d’en bas.
L’Engagement expliqué à ma fille et ses potes du quartier de Vikash Dhorasoo (Seuil), 96 p., 9,90 €
Les Délaissés de Thomas Porcher (Fayard), 234 p., 18 €
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