Des dizaines de comptes féministes ont été bloqués, voire supprimés par Instagram ces dernières semaines. Les détentrices de ces comptes dénoncent une volonté de censure de la part du réseau social.
@28.jours, @clitrevolution, @laprediction, @irenevrose,… Une trentaine de comptes féministes, abordant la sexualité, parlant de menstruations, informant sur le clitoris, explorant le corps des femmes ont été censurés et désactivés pendant plusieurs jours. Les utilisatrices dénoncent une forme de censure informative et préventive les empêchant de créer du contenu. Un contenu souhaitant briser les tabous autour de la sexualité, combler le manque d’éducation sexuelle, aider dans l’acceptation de soi et faire avancer la cause des femmes.
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Le compte @JouissanceClub publie quotidiennement des dessins explicatifs et techniques pour parfaire sa créativité au lit, apprendre à prendre son pied, en découvrir davantage sur son corps et celui de son partenaire. Pas de contenu pornographique, interdit sur le réseau social, mais du contenu éducationnel et informatif autour de la sexualité. Celui-ci a été supprimé à deux reprises. “Instagram ne justifie rien. Quand on essaie de se connecter, il y a juste un onglet indiquant que le compte a été supprimé car il ne respecte pas les conditions générales d’utilisation en expliquant vaguement que c’est notamment car il y avait de la nudité et des tétons, seulement ce n’était pas le cas. J’ai essayé de faire appel la première fois, ça n’a pas marché, j’ai du refaire mon compte”, détaille Jüne, la créatrice du compte.
Au début du mois de mars, le compte disparait à nouveau. Cette fois, les différents comptes censurés à la même période s’allient et créent le hashtag #SexualityIsNotDirty afin de manifester leur mécontentement. “Pour la deuxième fois, heureusement j’avais plein de meufs derrière moi qui se sont battues et qui ont aidé à faire revenir mon compte qui avait disparu pendant quatre jours”, se réjouit l’illustratrice.
Quelques jours plus tard, c’est au tour du compte @MarieBongars de faire les frais de cette censure pendant cinq jours. Sur celui-ci, on retrouve des revues de presse, des actualités sur les femmes dans le monde entier. “Ce qui est assez marquant par rapport aux autres filles qui ont été censurées, c’est que je ne poste pas de contenus orientés sur la sexualité. Il arrive que parfois je poste des actualités autour de celle-ci mais ce n’est pas du tout mes publications principales”, soutient Marie Bongars, autrice et créatrice du podcast “Une sacrée paire d’ovaires”.“La censure de mon compte est révélatrice de quelque chose, nous faisons l’objet d’un acharnement par des groupes anti-libération de la parole de la femme, anti-sexualité de la femme, anti-féministe. Ces groupes signalent nos comptes en masse, Instagram prend ensuite beaucoup de temps les à vérifier. Et pendent ce temps, nous sommes censurés”, suppose la détentrice du compte.
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Une modération automatisée et une manuelle
Le processus de modération d’Instagram contient deux volets. Le premier est automatisé, avec des outils d’intelligence artificielle capable de détecter le contenu indésirable sur la plateforme (par exemple la photo d’un sexe masculin ou féminin) et de directement le supprimer. En deuxième lieu, il existe de la modération manuelle, effectuée par des équipes établies partout dans le monde, qui analysent les signalements. Plus il existe de signalements sur un poste ou sur un compte, plus ce contenu va être remonté en haut de la liste. “Bloquer ou supprimer un compte n’arrive qu’après signalements. Par mesure d’extrême précaution et de sécurité, après un signalement massif, nous allons rapidement supprimer le compte car nous estimons qu’il y a un danger. Parfois, cela peut nous amener à faire des erreurs. Nous restons humains, et l’intelligence artificielle a elle aussi ses limites. Nous nous excusons d’avoir supprimé des comptes trop rapidement sans avoir pris le temps de bien examiner la situation”, admet une porte-parole d’Instagram France.
Celle-ci prend pour exemple le compte @JouissanceClub : “Nous avons analysé si ce compte enfreignait les règles de la communauté et il s’est avéré que ce n’était pas du tout le cas. Le compte a été restauré et on s’est excusé”, assure-t-elle aux Inrocks. En revanche, dans le cas du compte @LaPrediction qui publiait de la littérature et des images érotiques et comptait plus de 50 000 abonnés, la responsable communication assume le choix de le supprimer. Celui-ci est considéré contraire aux conditions d’utilisation : les contenus sont jugés trop explicites.
Des règles conservant une marge d’appréciation
Les règles de communauté indiquent ne pas autoriser la nudité sur Instagram : “Cela inclut les photos, les vidéos et les autres contenus numériques présentant des rapports sexuels, des organes génitaux ou des plans rapprochés de fesses entièrement exposées. Cela inclut également certaines photos de mamelons, mais les photos de cicatrices post-mastectomie et de femmes qui allaitent activement un enfant sont autorisées. La nudité dans les photos de peintures et de sculptures est également acceptable”. A la lecture de ces règles d’utilisation, Agnès Granchet, Maître de conférences en sciences de l’Information et de la Communication à l’Institut Français de Presse de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2), souligne qu’Instagram se contente d’interdire la publication d’images de nudité en restant plutôt vaste. La plateforme ”conserve donc une large marge d’appréciation du caractère indésirable d’un contenu signalé par leurs utilisateurs”, relève la spécialiste en droit et déontologie des médias.
Cette dernière ajoute : “En ce qui concerne les discours de haine, par exemple, Instagram consent à autoriser leur publication ‘dans les cas où ils sont partagés dans le but de les remettre en cause ou de sensibiliser le public’. Ne pourrait-il en être de même en matière d’éducation à la sexualité ?”. Selon elle, au nom du principe de précaution, “les plateformes préféreront souvent, pour ne pas risquer de voir leur responsabilité pénale ou civile engagée pour diffusion de contenus illicites, notamment pornographiques, supprimer les contenus litigieux et désactiver ou résilier les comptes correspondants”.
Pourtant, la diffusion de contenus sur internet est régie par le principe fondamental de liberté d’expression (l’article 11 de la Déclaration de droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789) et la loi pour la confiance dans l’économie numérique pose que “la communication au public par voie électronique est libre”, celle-ci incluant “la communication au public en ligne”, autrement dit la diffusion sur internet. “L’éducation à la sexualité n’est pas formellement consacrée comme une composante du droit à l’information, mais elle fait partie des missions confiées, par l’article L. 121-1 du code de l’éducation, au service public de l’enseignement. En toute hypothèse, des comptes Instagram contribuant à l’éducation sexuelle bénéficient de la liberté d’expression numérique, quand bien même leur contenu pourrait paraître choquant ou indécent”, analyse Agnès Granchet.
Selon elle, la protection des mineurs, en particulier contre la diffusion de contenus pornographiques, pourrait donc justifier des restrictions à la liberté d’expression numérique. “La suppression régulière par Instagram de comptes féministes comportant des contenus signalés comme pornographiques semble plus motivée par le souci d’assurer la protection des mineurs et d’éviter des poursuites judiciaires que par la volonté de censurer la parole féministe ou de restreindre la liberté d’expression des féministes.”
Un miroir de la société
Le réseau social est régulièrement remis en cause pour ses positions jugées trop pudibondes et puritaines. Celui-ci se défend en expliquant que Instagram est une plateforme internationale. “Les moeurs sont différentes d’un pays à l’autre. Un contenu peut être plus choquant pour une culture qu’une autre”, justifie la porte-parole d’Instagram, en ajoutant que celle-ci accueille également un jeune public. “Bien sûr on peut critiquer nos règles, elles ne sont peut-être pas parfaites. Il est impossible d’avoir des règles qui satisfassent une communauté qui rassemble un milliard d’utilisateurs à travers le monde”.
Concernant le fait que les tétons féminins soient censurés mais pas ceux masculins, la plateforme assure ne pas être discriminante envers les femmes et être simplement le reflet de la société. “A titre personnel, je prends souvent l’exemple de quelqu’un qui se balade dans la rue, si l’on voit un homme torse nu, ce n’est pas forcément plaisant mais ça n’a rien de choquant. Mais si l’on aperçoit une femme seins nus, tout de suite il existe une connotation sexuelle dans la poitrine des femmes”, commente la directrice de la communication d’Instagram.
Une justification qui a du mal à passer du côté de la créatrice de @JouissanceClub. “Le fait que l’on interdise les tétons de femmes mais pas des hommes crée une inégalité, que nous trouvons inadmissible. Tout le monde a des tétons, il est où le problème ? Nous ne sommes pas de objets sexuels”, s’indigne Jüne. “Au niveau de la représentation des femmes, on voit énormément de comptes où les meufs montrent leurs seins ou leur cul en gros plan et ça, ça passe. Je ne suis pas contre, loin de là. Mais quand on fait un dessin artistique où il y a un téton, là ça ne passe pas. C’est bizarre”. Pour l’illustratrice, s’il doit y avoir de la censure, “alors il faut censurer les tétons des hommes aussi”.
Et ça c’est OK Instagram ?
Le week-end dernier, plusieurs utilisatrices d’Instagram censurées ont décidé de créer le compte “Is This Ok Instagram?” (@IsThisOkIg) dont le feed est entièrement constitué de photos trouvées sur le réseau, avec du contenu porno, de la drogue, des armes. Le but ? Interpeller Instagram et dénoncer les publications non censurées par la plateforme. Le compte a été supprimé en moins de six heures. Pour les utilisatrices à l’origine du projet, cela prouve que le réseau social peut être rapide quand il en a envie, alors pourquoi met-il autant de temps à supprimer des publications dégradantes pour les femmes ou violentes ? Questionnée à ce sujet, la porte-parole du réseau social explique que lorsqu’il existe une grosse concentration de contenus indésirables, le réseau est alors très vite capable de prendre action. “En revanche, si une des photos a été postée sur un compte parmi plein d’autres photos qui n’enfreignent pas les règles et qui a eu peu des signalements, elle peut prendre plus de temps à être supprimée”.
Une photo d’une femme portant un pantalon tâché de sang menstruel a probablement plus de chances de se faire censurer que celle d’un gros plan d’un fusil entre un paire de fesses. En effet, pour Agnès Granchet, chercheuse au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias (CARISM), la sexualité féminine, le sang des menstruations, l’accouchement… La plupart des sujets touchant à l’intimité des femmes, sont encore très largement tabous. “A l’inverse des contenus sexistes, plus fréquemment justifiés, en particulier sur le fondement du droit à l’humour ou de la liberté de création artistique ou publicitaire”.
Des raids sur Instagram
La spécialiste en droit et déontologie des médias affirme que, heurtés par le traitement de sujets considérés comme choquants ou indécents, un certain nombre d’utilisateurs des réseaux sociaux vont ainsi systématiquement signaler tous les contenus qui tentent, à des fins d’information ou d’éducation, de briser les tabous et les stéréotypes existant sur la nudité et la sexualité féminine. Des signalements, les différents comptes en question en ont énormément reçu. “On ne sait pas pourquoi ça arrive maintenant mais on sait à qui c’est dû. Il existe des groupuscules sur Instagram qui forment une ligue pour faire censurer des comptes qui les embêtent, comme ceux qui parlent de sexualité, de féminisme,…ça leur fait peur”, explique Jüne de @JouissanceClub.
Pas question de se laisser décourager ou intimider, ces fermetures ou blocages de comptes auront surtout eu pour effet de souder encore plus toute une communauté se battant pour les droits des femmes. “Nos abonnées nous disent : ‘je me suis rendue compte que j’étais pas responsable de mon viol’, ‘j’ai le droit de m’habiller comme je veux’, ‘j’ai réalisé qu’être homosexuel ce n’était pas grave’. Nous sommes un véritable vecteur d’une libération de la parole, d’une acceptation de soi. Nous pouvons aider et notre contenu est important. On veut faire avancer les choses”, affirme Marie Bongars.
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