Après les remarqués et remarquables “Le Policier” et “L’Institutrice”, Nadav Lapid a tourné “Synonymes”, un film inspiré de sa jeunesse à Paris, ville où le cinéaste israélien découvrit le cinéma. Ours d’or à Berlin, une œuvre qui s’impose comme l’objet de cinéma le plus fulgurant de ce début d’année.
Eté 2011. Un premier film israélien impressionne le Festival de Locarno et remporte le Prix du jury : Le Policier. Ce premier film signé Nadav Lapid opère une coupe dans la société israélienne et confronte l’activité d’un corps d’élite de la police nationale avec les agissements d’un groupuscule de jeunes terroristes. Sèchement behavioriste, d’une grande précision formelle, le film révèle une vraie personnalité de cinéaste. Trois ans plus tard, un deuxième film attire l’attention des festivaliers cannois lors de la Semaine de la critique : L’Institutrice, portrait de la relation ambivalente et passionnée d’une enseignante et d’un enfant surdoué.
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C’est enfin au festival de Berlin 2019 que le cinéma de Nadav Lapid obtient la consécration suprême avec un Ours d’or remis des mains de Juliette Binoche. Evocation de la jeunesse de son auteur, lorsqu’il rejette violemment son pays pour s’installer quelques années à Paris, Synonymes est un film en tous points majeur, dont l’extrême maîtrise ne bride jamais l’invention et l’audace.
Synonymes s’ouvre par une scène où le personnage est nu dans un appartement vide, filmé frontalement, avec une certaine impudeur. Une nudité qui renvoie à la naissance ?
Nadav Lapid — C’est une mort aussi. Une mort symbolique. En arrivant à Paris, ce jeune Israélien en rupture de son pays d’origine doit mourir. Il se défait de tout ce qu’il a été. Pour cette scène, j’ai dirigé Tom Mercier en lui disant : “Le film aurait dû se terminer ici. C’est une dernière scène.” C’est un suicide symbolique. Pour naître en tant que Français, il faut mourir en tant qu’Israélien. Il lui faut tout perdre pour renaître comme un bébé. La première phrase qu’il adresse au couple qui le recueille est d’ailleurs : “Est-ce cela la mort ?” Par ailleurs, je trouvais intéressant de le montrer nu tout de suite. C’est une confrontation. Une fois qu’on a reçu ce choc d’intimité, le vrai dévoilement commence et son mystère résiste.
Le personnage et l’acteur, Tom Mercier, sont vraiment mis à l’épreuve physiquement…
J’avais envie que Yoav soit montré comme un superhéros. Le manteau moutarde qu’il arbore pendant tout le film est comme une cape. Et la puissance physique de Tom Mercier permettait de mettre en relief ce caractère superhéroïque. Un superhéros, c’est un personnage qui est toujours au-dessus des autres ou en dessous des autres. Il n’arrive jamais à en faire partie. Yoav peut tout faire : te casser la figure comme te faire rêver en te racontant une belle histoire, parler et danser, charmer des hommes et des femmes et faire l’amour aux deux…
Dans le film, il ne fait pas l’amour avec des hommes…
C’est vrai, tu as raison… Peut-être qu’il aurait dû (rires). Confier ses histoires personnelles à Caroline (Louise Chevillotte) et coucher avec Emile (Quentin Dolmaire) aurait peut-être été un meilleur choix…
“Au début du processus de reconstitution, on doit affronter une forme de déception de ne pas retrouver les choses, les lieux, les gens tels qu’ils étaient”
Pourquoi raconter ton histoire, ta jeunesse, en les projetant dans une figure que tu qualifies de superhéroïque ?
Dans L’Institutrice, je racontais mon enfance de petit garçon de 4 ans qui écrivait des poèmes. Je n’ai aucun souvenir de cette période. On me l’a racontée, les textes existent, mais dans la mesure où je ne m’en souviens pas, c’est aussi une légende. Les événements racontés dans Synonymes, mon arrivée à Paris, mon amitié avec un couple de Parisiens, je m’en souviens très bien en revanche. Au début du processus de reconstitution, on doit affronter une forme de déception de ne pas retrouver les choses, les lieux, les gens tels qu’ils étaient. Alors, pour surmonter cette déception, il faut les projeter dans une forme plus puissante, une réalité augmentée. Pour me débarrasser du Nadav jeune que je ne peux pas ressusciter, j’avais besoin d’un moi amélioré et c’est comme ça qu’arrive Tom Mercier. Avec lui, j’ai pu commencer à m’amuser. Il rend toutes sortes de choses possibles. A la fin du tournage, on a eu un jour additionnel, pour ajouter des petites choses, tester des trucs. J’ai demandé à Tom de marcher sur les mains en disant une litanie de mots synonymes. Il m’a dit :”OK” et il l’a fait sur 70 mètres ! Il n’a pas de limites. Courir tout nu sur du parquet, glisser et tomber quinze fois d’affilée, mettre son doigt dans son anus en hurlant en hébreu, ce n’est pas plus difficile pour lui que n’importe quelle autre scène.
En écrivant, tu cherchais exactement un acteur comme lui ou le film s’est trouvé modifié à partir du moment où tu l’as rencontré ?
Tom a beaucoup modifié le film. Il l’a hissé au niveau de la fable. Il charrie une force mythologique.
C’est peut-être lié à l’embrasement que provoque l’acteur, mais on a le sentiment que ta mise en scène est différente. Dans tes premiers films, l’écriture est rigoureuse, distanciée. Les films sont très homogènes. Ici, chaque scène semble pensée comme un morceau de cinéma en soi. Le film est lyrique, chahuté. Il exulte en permanence.
Oui, c’est une tentative de faire un film de superhéros par un cinéaste superhéros (rires). Ce qui est nouveau, je crois, dans mon cinéma, c’est la recherche d’un conflit interne à la forme. Je cherche une forme, je commence à la trouver et quand je l’ai, je la gifle. Je ne voulais pas une mise en scène harmonieuse, mais plutôt que le film soit affecté par le chaos. J’ai tourné avec deux caméras de nature différente. L’une pour les scènes où Yoav est avec d’autres personnages et une autre pour les scènes où il déambule seul dans Paris. Les deux caméras produisent des images de chromie et de texture très différentes. Clairement les scènes de balades, filmées de façon heurtée, hyperphysique, giflent les scènes de dialogues. Mais j’espère que le film n’est pas seulement un feu d’artifice formel. Il faut dire que le temps du tournage a été super-heureux. Quelque chose de cette jubilation transperce le film.
Et est-ce que le moment que décrit le film, ta jeunesse à Paris, est aussi un souvenir heureux ?
Oui, très. Avec mon service militaire, ça a été l’expérience la plus formatrice de ma vie. L’armée aussi a été un moment heureux. Je me suis beaucoup amusé. Ce n’est que des mois après que j’ai été traumatisé, ai éprouvé la honte d’avoir aimé cette expérience. Ma vie à Paris, c’est encore autre chose. C’était assez dur car j’étais pauvre, seul. Je ne faisais absolument rien et pourtant j’ai ressenti une densité d’expérience unique. Le sentiment d’existence était poussé à fond alors même que pas grand-chose ne se passait. Je ne savais pas du tout ce que je deviendrais socialement, je ne me projetais dans rien. J’ai rencontré cet ami français, dont le personnage de Quentin Dolmaire est inspiré. Il m’a fait découvrir le cinéma. Je n’y connaissais rien.
“En arrivant à Paris, je ne savais même pas vraiment que derrière un film, il y a quelqu’un qu’on appelle un metteur en scène”
Comment est-ce possible alors que ta mère est monteuse1 ?
Je ne me l’explique pas. Je ne m’intéressais pas à son travail. En arrivant à Paris, je ne savais même pas vraiment que derrière un film, il y a quelqu’un qu’on appelle un metteur en scène. Alors que dans mon enfance, plein de metteurs en scène israéliens venaient voir ma mère à la maison. La première fois que j’ai entendu le mot “cadre” c’était dans la bouche de cet ami français. Cet ami était très éduqué, il m’a fait découvrir Kiarostami, Tsai Ming-liang, Wong Kar-wai et, en même temps, Jean Rouch, Godard… Je découvrais l’histoire du cinéma de façon anhistorique. Le travail de critique me passionnait. Quand j’allais au cinéma avec mon ami, quand le générique de fin commençait, je n’avais pas la force d’attendre qu’il se termine – et dans les salles d’art et essai parisiennes, tout le monde attend. Moi, j’étais impatient, je voulais commencer à parler, je voulais savoir ce que mon ami pensait du film, je voulais lui dire les idées que j’avais eues, l’envie d’analyse me débordait !
Et ce garçon ne faisait rien socialement de cette relation forte au cinéma ?
On voulait tous les deux entrer à la Femis, on a rêvé d’être dans la même promo mais on a été refusés tous les deux. Ça m’a blessé parce que j’ai eu le sentiment que les Français ne voyaient pas que j’avais beaucoup à leur donner en retour. Lui, il a fait des études de cinéma, mais n’a pas fait de films.
Vous vous voyez toujours ? Il a vu Synonymes ?
Il vient à l’avant-première. C’est quelqu’un qui m’importe énormément. Il a changé ma vie. Il était très différent de tous les amis que j’avais eus jusque-là, à l’armée par exemple. Il était l’incarnation de tout ce que je cherchais en arrivant à Paris : tout le contraire des figures de masculinité que j’avais rencontrées en Israël. Le genre de garçon dont chaque phrase semble se terminer par trois petits points plutôt qu’un point d’exclamation, qui aimait les questions, avec qui je pouvais parler en marchant pendant deux ou trois heures… Au début de notre relation, j’avais le sentiment qu’il était un prince et je ne comprenais pas qu’il passe autant de temps avec moi. J’en étais extrêmement flatté. Vers la fin de mon séjour à Paris, j’ai commencé à voir sa précarité à l’intérieur de sa propre société. Certaines personnes le jugeaient mal. Je trouvais ça injuste et de façon un peu mégalomane je voulais que tout le monde le voie avec mes yeux, l’admire comme moi.
“Quand je suis arrivé en France, j’étais le Candide de Voltaire. Tout me paraissait idéal”
Dans le film, le personnage inspiré de lui est extrêmement touchant mais plutôt par sa faiblesse. Clairement le superhéros, ce n’est pas lui.
C’est un personnage entièrement lucide sur ses défauts mais qui ne pourrait jamais effectuer le moindre changement. Yoav apporte dans sa vie une forme de sève. Quand, à la fin, Emile n’ouvre pas la porte à Yoav, il renonce à un dernier appel de la vie.
Est-ce que ce couple de jeunes grands bourgeois esthètes, un peu en manque d’énergie vitale, symbolise ta perception de la France ?
Un peu oui, bien sûr. Quand je suis arrivé en France, j’étais le Candide de Voltaire. Tout me paraissait idéal. Et puis, assez vite, j’ai dû construire un pont entre ce que j’imaginais et ce que je voyais tous les jours. J’ai ressenti un pays fatigué, en mal de dynamisme, éloigné de son cœur battant. Evidemment, la France à laquelle je me réfère n’en est qu’une partie. Ici, il y a aussi les Gilets jaunes, les banlieues… En Israël, le moment le plus décisif dans la vie est vécu entre 18 et 21 ans, au service militaire. Tu as trois ans pour montrer de quoi tu es fait. Et si tu n’y parviens pas pendant ces trois ans, tu es foutu. On te prépare à ça depuis que tu es très jeune. Il faut courir vite, tirer bien, ne pas poser de questions, ne pas connaître le doute, ne pas être fragile, n’avoir peur ni de mourir ni de tuer.
Emile est écrivain et achète à Yoav ses souvenirs pour en faire un roman. Penses-tu que la France est en crise de fiction ?
Oui, un peu. Parfois j’ai l’impression que vous avez tout ce qu’il y a de mieux pour faire un film : les rails de travelling, les belles lumières de grands chefs opérateurs, la culture historique, le savoir, la pensée… Tout est prêt mais il manque quelqu’un qui a l’élan pour s’emparer de tout ça parce qu’il a quelque chose de fort à dire.
“Il y a du défi dans le geste qui organise le film : c’est qui votre combattant le plus fort ? Godard ? d’accord, envoyez-le”
Est-ce que Synonymes est un film français ou juste un film tourné en France ?
C’est un film qui dialogue avec la France, mais aussi avec le cinéma français. Le film est sûrement comme Yoav avec la France : à la fois belliqueux et désirant. Il se débat avec un fantasme. Il se bagarre avec Pierrot le Fou, avec la Nouvelle Vague… Il y a du défi dans le geste qui organise le film : c’est qui votre combattant le plus fort ? Godard ? d’accord, envoyez-le (rires).
Yoav n’arrive pas en France mais dans un film français, recueilli par deux comédiens attachés à l’univers de grands cinéastes (on avait découvert Quentin Dolmaire chez Desplechin et Louise Chevillotte chez Garrel).
Oui j’étais très conscient de ce que porte chaque acteur comme souvenirs de cinéma. Trois souvenirs de ma jeunesse est un des plus beaux films d’Arnaud Desplechin, Philippe Garrel est un cinéaste immense et j’aime beaucoup L’Amant d’un jour… On peut ajouter Christophe Paou, qui a joué dans L’Inconnu du lac, que j’adore. Mais j’ai l’impression que je pousse les acteurs à jouer différemment qu’ils ne le font dans ces films que j’adore. Ça participe du côté un peu coq du film, de la volonté de défi d’arracher quelque chose au cinéma français pour le transformer.
Est-ce que l’hébreu comporte beaucoup de synonymes ?
Beaucoup moins que le français. C’est un souci pour sous-titrer le film en hébreu par exemple. La langue manque de synonymes. Le français comprend trois fois plus de mots que l’hébreu, je pense. Un scénario qui fait 70 pages en hébreu en fait 90 en anglais et 120 en français. Les phrases dans votre langue sont tellement sinueuses… Chez nous, c’est direct. Les mots sont des actes. Il y a quelque chose de voluptueux dans la façon dont le français se déplie et en même temps parfois on a envie de dire : “Mais dites les choses !” (rires).
Qu’est-ce que tu trouves le plus érotique entre la force et la faiblesse ?
Ce n’est pas toujours opposé. Dans la scène où Yoav se soumet à toutes les demandes du photographe, il est à la fois dans une position de faiblesse, mais aussi très fort tellement il va loin dans la soumission, n’a aucune barrière. Le film cherche ce point où la force et la faiblesse s’inversent.
Retrouvez la critique de Jacky Goldberg ici
1. Monteuse de nombreux films israéliens, dont les trois longs métrages de son fils, Era Lapid est décédée durant le montage de Synonymes
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