L’autoreprésentation de l’artiste en perpétuels déplacements est à retrouver au Centre culturel suisse parisien.
Urs Lüthi aime à répéter qu’il est devenu célèbre sur un malentendu. En 1974, son travail est intégré à la mythique exposition Transformer, organisée au Kunstmuseum de Lucerne par Jean-Christophe Ammann. Avec son titre emprunté au deuxième album de Lou Reed, l’exposition explorait la dislocation de la binarité des genres à travers des pratiques d’artistes opérant un glissement, une palpitation ou un aller-retour entre le masculin et le féminin.
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Une zone d’indétermination sulfureuse s’ouvre, se nichant au creux de la moiteur trouble entre glam et drag. Urs Lüthi y figure entre des artistes comme Andy Warhol, Walter Pfeiffer ou Pierre Molinier et des figures du glam-rock – Mick Jagger, The New York Dolls, David Bowie. Il a 27 ans, et présente sa série d’autoportraits The Numbergirl, où il se met en scène grimé en vamp toxique, pommettes saillantes et moue conquérante.
“J’ai toujours trouvé que cette réduction à la sexualité, qui était l’esprit du temps, n’était pas pertinente pour mon travail”, écrit-il aujourd’hui à l’occasion de son exposition monographique au Centre culturel suisse. A l’immense artiste qu’est Urs Lüthi, il faut d’abord souhaiter qu’un semblable malentendu se reproduise.
Alors que l’autofiction et les gender studies inspirent à nouveau toute une génération de jeunes artistes grandis dans les feux croisés de l’impératif de mise en scène de soi et du retour ambiant d’un moralisme frigide, redonner à l’artiste suisse la place sur le devant de la scène qu’il mérite est une évidence. Voilà la porte d’entrée à son œuvre, au seuil de laquelle il convient cependant de ne pas s’arrêter.
On pousse alors celle du Centre culturel suisse, où s’épanouit la complexité d’un travail procédant par relectures et réappropriations internes permanentes. Les vingt photographies qui composent The Numbergirl y figurent, mais retirées en plus petites et teintées de rose. C’est une nouvelle œuvre, datée de 2018 ; que l’on n’aperçoit en outre qu’à la fin du parcours, sur le dernier mur plongé dans la pénombre. Entre-temps, quelque chose a changé ; et le rose est celui des lunettes déformantes de la nostalgie.
Ce qui a changé, c’est d’abord l’artiste : son corps, son apparence physique. Et avec lui, le monde, car Urs Lüthi, et nous en venons ici à la raison de la mécompréhension pointée en entrée, ne parle jamais uniquement de lui. En lui, c’est le monde qui se diffracte.
“Je ne crois pas à l’objectivité et, en une démarche radicale, je me suis pris moi-même comme objet de mon art, comme miroir de l’univers”, précise-t-il encore dans le journal qui accompagne l’exposition. Ainsi l’espace est-il occupé par deux moulages à taille réelle de l’artiste. Le temps a passé, le jeune éphèbe désormais chauve et replet a troqué les cols pelles à tarte 70’s contre le sportswear normcore.
Hyperréalistes, ces sculptures le sont à un détail près : les bras et jambes supplémentaires dont elles sont affublées. Avec leur titre pasolinien, Spazio umano (The Enemy), elles évoquent l’intériorisation des doutes d’une modernité en butte à un futur incertain.
Les bras et jambes esquissent des mouvements contraires, entre défense et protection, élan et immobilisme. L’ennemi est déjà en nous, nous souffle l’artiste. Mais avec lui, rien n’est jamais certain, et l’espoir se niche peut-être dans ces infimes restes de peinture rose au bord des ongles – l’espoir, ou ne serait-ce qu’un reflet d’une douce mélancolie ?
Just Another Dance Jusqu’au 15 juillet, Centre culturel suisse, Paris IIIe
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