Rebecca Lighieri imagine un roman d’initiation aux allures de polar dans un bidonville des quartiers nord de Marseille. Et en fait un espace idéal pour s’inventer hors des assignations.
C’est page 264. Karel, le narrateur d’Il est des hommes qui se perdront toujours, assiste à un mariage chez des gens du voyage, ses voisins et amis depuis l’enfance. La salle entière se met à chanter Belle, le tube de Notre-Dame de Paris, en version flamenco. Karel analyse l’engouement de l’assemblée pour la célèbre comédie musicale : “La seule présence d’Esmeralda leur a suffi, et depuis un an, ça vocifère du Richard Cocciante d’une caravane à l’autre.” Observant ce moment d’émotion collective, les larmes lui montent aux yeux et il se met à chanter avec tous les autres.
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Rebecca Lighieri est probablement la seule romancière française à pouvoir imaginer une scène aussi insolite et à suggérer, en si peu de mots, tant de choses sur la société française comme sur la construction d’un personnage littéraire. La seule aussi à recopier in extenso le refrain d’une chanson populaire dans ce qui a tout d’une tragédie grecque transformée en roman noir.
Ode à la liberté
Rebecca Lighieri est l’avatar de la talentueuse Emmanuelle Bayamack-Tam, prix du livre Inter 2019 pour Arcadie. Après Husbands (2013) et Les Garçons de l’été (2017), ce roman est le troisième qu’elle signe ainsi. Chaque fois, l’usage du pseudo lui permet de se couler dans une autre personnalité d’autrice. A côté des prouesses littéraires et subversives de Bayamack-Tam, Lighieri compose des textes compacts centrés sur un meurtre. Mais il est intéressant de constater qu’entre les deux la frontière est poreuse et traversée par certaines thématiques, en particulier l’indétermination, celle des origines ou de la sexualité. Nombreux sont les personnages qui n’ont pas envie de choisir entre être blancs ou noirs, filles ou garçons. Ce refus des assignations fait des romans de Bayamack-Tam/Lighieri une perpétuelle ode à la liberté.
Le terrain vague n’est pas seulement un décor, mais aussi un symbole, en tant qu’espace indéterminé par excellence
Ne pas se laisser enfermer dans une identité et un destin est ce qui caractérise Karel. Au début du livre, ce jeune adulte apprend que son père détesté vient d’être assassiné à coups de pierres. Alors il se souvient. Karel a grandi dans une cité des quartiers nord de Marseille (ville natale de la romancière), avec sa sœur et son petit frère handicapé, et sous la brutalité de ce père toxico. Un jour, il va décider de choisir ce qu’il est : “Il est temps d’en finir avec les héritages, les successions, les patrimoines. Temps d’en finir aussi avec la biologie qui ferait de moi le fils de mon père.” A deux pas de la cité de Karel, des gens du voyage ont élu domicile dans un terrain vague. Il y passe son temps avec sa petite amoureuse, Shayenne, et ses copains. On s’en doute, chez Lighieri, le terrain vague n’est pas seulement un décor, mais aussi un symbole, en tant qu’espace indéterminé par excellence, et un lieu d’expérimentation.
Personnages hors clichés
Il y a plusieurs lectures possibles de ce texte. On peut s’y plonger comme dans un polar. On peut y voir un récit initiatique. On peut s’amuser à chercher les références bibliques et mythologiques, car tout n’y est que vengeance, violence et malédiction. On peut surtout saluer sa force politique. A l’heure où des pans entiers de la population sont accusés de sombrer dans le communautarisme, Lighieri met en scène des êtres à la fois kabyles, belges, gitans et manouches, qui se préoccupent d’ailleurs assez peu de leurs origines hybrides. Il ne s’agit pas seulement d’un hommage à l’insouciant melting-pot marseillais. La romancière, l’air de rien, sort ses personnages des clichés. Et il est politique aussi d’imaginer des gens émus par une comédie musicale qui met une gitane à l’honneur, quand eux vivent au fond d’un terrain vague.
Lighieri a su restituer la substance du français parlé dans le Marseille populaire sans être ridicule
En tout cas, il faut une maîtrise impeccable pour construire un tel roman sans verser dans la caricature. Car Lighieri a su restituer la substance du français parlé dans le Marseille populaire sans être ridicule ; sa subtilité lui permet de mener son personnage dans les scènes les plus horribles et de raconter les différentes étapes de son apprentissage de la sexualité, sans jamais être outrancière.
Depuis le début, Lighieri sait créer des personnages inoubliables. Karel, son frère Mohand et sa sœur Hendricka sont des héros magnifiques et intenses. Même les personnages secondaires habitent longtemps la mémoire du lecteur, comme Jacinto, le gitan qui « ne s’est jamais remis de la sédentarisation et rêve encore de repartir avec sa caravane ».
Il est des hommes qui se perdront toujours (P.O.L), 384 p., 21 €
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