Auteur de nombreux papiers traitant du monde de la vidéo sur internet et créateur du podcast NoTube de Binge Audio dédié aux youtubers, le journaliste Vincent Manilève vient de publier « YouTube, derrière les écrans », une enquête complète dans les coulisses et l’intimité des vidéastes du web, qui n’évite aucun sujet.
Si vous faites partie de ceux que les interviews de Natoo et Squeezie chez Laurent Ruquiez et Thierry Ardisson ont agacés, rassurez-vous : il existe des journalistes qui s’intéressent à YouTube et à ses créateurs, sans poser sur eux un regard méprisant avant de les harceler pour qu’ils dévoilent leurs salaires en direct. Dans YouTube, derrière les écrans, Vincent Manilève raconte, décrypte et problématise le phénomène Youtube et ses premiers créateurs stars, en donnant la parole aux premiers concernés : une trentaine de vidéastes, et des acteurs importants de leur environnement aussi bien chez les networks, dans les médias ou la publicité témoignent dans l’ouvrage. Pour finalement faire vivre le phénomène de l’intérieur, sans voyeurisme, tout en se permettant d’aborder tous les sujets, y compris le grand tabou de l’argent.
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Quand est-ce que YouTube est devenu dans ta vie personnelle un phénomène social et culturel ?
Vincent Manilève – Comme beaucoup de personnes qui sont nées à la fin des années 80 ou au début des années 90, je regardais Norman, Cyprien, j’errais sur YouTube au lycée et à la fac. Et j’ai eu la chance chez Slate de pouvoir tenter des choses et proposer des sujets qui me plaisaient. Donc j’ai commencé à proposer des papiers sur les youtubers, et ils étaient ouverts à l’idée que ça appartenait à la culture web et que c’était un axe à explorer.
La première vague de podcasters comme Norman ou Cyprien, ça a été un vrai phénomène générationnel ?
Pour moi oui. Parce qu’il y a eu une avancée technologique liée à ce mouvement, qui a permis à tout le monde de regarder des vidéos en streaming facilement chez soi, puis sur son smartphone. Et puis parce qu’avec les premières vidéos en face-caméra, où les youtubers invitaient les gens chez eux, il y a eu une proximité directe qui s’est créée et qu’on ne retrouvait pas ailleurs. Et ça répond aussi à une génération qui ne sait pas trop ce qu’elle veut faire, qui tente des choses en s’amusant avec ses potes. Donc voir ces gens qui avaient l’air d’être comme nous, de nous ressembler et d’avoir les mêmes problèmes, d’être un peu perdus dans la vie, ça résonnait pour beaucoup de personnes. Les vidéastes étaient de jeunes adultes, et moi je commençais à devenir adulte, alors ça me touchait.
Est-ce que tu es satisfait de ce que ton livre montre du YouTube francophone ?
J’ai rencontré des gens de tous les profils, aussi bien Cyprien, que des créateurs avec quelques milliers d’abonnés. Des femmes, et malheureusement pas autant que j’aimerais, c’est un travers que je reconnais volontiers. YouTube met surtout en avant des créateurs qui font de l’humour, du lifestyle/beauté, donc ça se retrouve dans le livre. Après, il y a eu quelques rendez-vous manqués, comme avec Natoo que j’ai essayé longtemps de contacter sans que ça ne donne rien, ou Mcfly et Carlito, qui sont les grosses révélations de l’année 2017. Même avec des youtubers aux communautés plus petites, ça ne s’est pas toujours fait, donc j’ai composé avec les gens qui ont pu me répondre.
« Malheureusement, sur YouTube, ce sont les hommes blancs qui sont le plus visibles », Vincent Manilève
C’est effectivement plus difficile pour une femme d’être visible sur YouTube, c’est quelque chose qui peut changer sans une modération plus forte de la communauté sur la plateforme ?
Sur YouTube, sur les réseaux sociaux, et dans la vie en fait, c’est un problème sociétal profond qui doit amener une évolution des mentalités et une meilleure éducation des comportements sur internet. Une jeune fille qui veut se lancer ne doit plus avoir à se dire qu’elle doit parler de beauté pour être vue. Elle doit pouvoir parler de ce dont elle a envie. Et c’est très compliqué parce que YouTube ne met pas vraiment en avant les femmes.
Elles ne sont pas non plus très aidées par leurs camarades masculins, et sont jugées moins crédibles quand elles abordent des sujets plus sérieux. Et YouTube a beau faire des programmes d’accompagnement avec Elles font YouTube, ça ne règle pas le souci de l’algorithme et des contenus mis en avant. Et puis une femme sur YouTube va être immédiatement jugée sur son décolleté, son maquillage, être insultée, le moindre petit défaut physique va engranger des centaines de commentaires déplaisants. Il y a un problème sur YouTube, mais qui est un problème global sur internet.
Comment as-tu été reçu par les créateurs que tu as rencontrés ? Est-ce qu’il y avait des sujets plus difficiles que d’autres à aborder avec eux ?
Ceux qui m’ont répondu étaient très réceptifs à mon projet, et les rencontres se sont bien passées. Je ne parle que des youtubers, parce que ça n’a pas toujours été le cas avec certaines personnes de leur entourage, notamment certains networks. Mais globalement, ils étaient contents d’avoir plus de 10 minutes pour parler de leur métier, de leur passion, sous tous ses aspects.
Après, aborder les placements de produits et la visibilité des partenariats avec les marques, ça a pu être un peu plus compliqué. Même si je trouve qu’ils en ont parlé assez librement. Même Cyprien, qui n’a pas toujours été clair sur le sujet, avait l’air de s’interroger lui-même sur la façon dont il aurait dû présenter tel ou tel produit. Il fallait parfois y aller avec des pincettes. Mais je n’allais pas les les voir pour leur demander combien ils gagnaient. J’avais plutôt envie de savoir comment il gagnait, et parler de leur écosystème, la façon dont ils vivent de leur passion.
On retrouve beaucoup dans ton livre des discours de créateurs qui racontent s’être lancés sur le web car la télévision ne leur plaisait pas et n’offrait pas de libertés. YouTube s’est construit en opposition à la télévision ?
Je pense oui. L’exemple le plus parlant est celui de Cyprien, qui travaillait à la télévision chez NRJ12, et qui a quitté sa place parce que ça ne lui plaisait pas. Il a décidé de se consacrer uniquement à sa chaîne YouTube, parce qu’il se sentait libre et qu’il pouvait faire ce qu’il voulait. YouTube, ça a été pour certains l’occasion de se donner des opportunités que la télévision ne leur offrait pas. C’est un milieu difficile d’accès, où il faut connaître du monde. Alors que sur YouTube, un accès à internet, un logiciel de montage et une caméra suffisent à devenir son propre média.
Et pourtant, on a le sentiment que YouTube est en train de se rapprocher de la télévision, en termes de contenus et de productions…
C’est parce que très vite, les publicitaires comme les grands médias audiovisuels ont vu YouTube comme un terreau de création, et ont cherché à récupérer ces talents-là. C’est comme ça que beaucoup de gros networks se sont mis en place. Studio Bagel a été racheté par Canal Plus, et maintenant le Bagel n’a presque plus de vidéos sur sa chaîne. Les contenus sont créés directement pour Canal Plus. C’est une stratégie qui est intéressante.
« Beaucoup de créateurs ont grandi avec la télévision, et ça reste une forme de succès, de reconnaissance, de faire une série pour TF1 ou un film au cinéma… », Vincent Manilève
Golden Moustache, qui a été lancé par M6, produit beaucoup plus de contenus pour le web. Mais ça reste M6 derrière. Endemol a son network également. Studio 71 appartient à TF1. Et c’est assez dingue de se dire que dans tous les cas, ces jeunes créateurs qui apparaissent en opposition à ce que la télévision ne leur permettait pas de faire se sont faits rattraper par la télévision.
Mais même en sortant de ces collectifs qui appartiennent à des groupes audiovisuels, le secteur du divertissement sur YouTube n’est-il pas en train de s’uniformiser, de s’industrialiser, de la même façon qu’à la télévision ?
Effectivement, il y a une uniformisation complète des contenus viraux. Ça s’est mis assez vite en place. Le montage cut, les zooms dans l’image, les effets de caméra, même parfois des memes et des bruitages qui sont repris d’une vidéo à l’autre. Mais ce qui est intéressant, c’est que des gens comme Mcfly et Carlito ou Squezzie ont des monteurs. Des gens qui savent exactement ce qu’il faut faire pour que la vidéo soit réussie. Et effectivement, quand quelqu’un sort un peu de ces codes, et bien ça marche un peu moins bien. Cyprien est là aussi le meilleur exemple. Quand il fait des courts métrages, et plus du face-caméra avec des perruques, le nombre de vues est moins important. Quand il fait une fiction audio, une partie de son public ne comprend pas. Les internautes eux-mêmes ont complètement ingéré ces codes-là, et s’attendent à un certain type de vidéo.
L’ère de la créativité sur YouTube, c’est donc fini ?
Sur YouTube, on peut faire ce qu’on veut. Mais je ne crois pas qu’on peut faire ce qu’on veut en étant sûr d’être visible. Maintenant, il faut faire des formats rapides, pas trop longs, du face-caméra pour que ce soit incarné, bien rythmé, et parler des sujets actuels, comme Fortnite en ce moment. Il faut parler de Fortnite comme il fallait parler du handspinner et du slime. Tout simplement parce que quand une vidéo marche, on a tendance à remonter plus rapidement dans la colonne de suggestion si on a parlé du même sujet. Mais on peut créer ce qu’on veut, et certains comme Copain du Web, le font très bien, parfois sans avoir le nombre d’abonnés qu’ils mériteraient. Parce qu’ils ne répondent pas à ces codes de la vidéo qui marche, avec la vignette putaclic, le titre en caps lock et le « ça tourne mal !« . C’est assez malheureux, d’autant plus que l’algorithme ne va pas t’aider à trouver ce genre de contenus différents.
« Pour se distinguer des autres sur YouTube, il faut faire comme les autres », Vincent Manilève
Ton livre montre tout ce qu’un créateur doit gérer professionnellement pour faire fonctionner sa chaîne, et laisse parfois entrevoir à quel point certains créateurs ne sont pas préparés à bien réagir par rapport à la célébrité, l’argent, les fans… Qu’est-ce que ça dit de la belle histoire du créateur qui s’est lancé par passion sans être préparé à devenir une star ?
Pour moi, il y a deux phases. Les premières générations de vidéastes qui se sont lancées sur YouTube ou Dailymotion ne savaient pas qu’on pouvait devenir célèbre et gagner de l’argent. Donc forcément, quand ils se lancent, c’est par passion et pas pour en faire un métier. Et tout d’un coup, leurs vidéos sont vues massivement, on les reconnaît dans la rue, et les marques les contactent. Donc ça prend une autre dimension, et c’est très perturbant. Surtout pour des gens qui, au moment où ils se lancent sur YouTube, ne sont parfois pas très à l’aise avec le fait d’être entouré de beaucoup de monde, et ont une certaine idée de la solitude. Et il faut donc apprendre à gérer ça, apprendre à sortir avec une casquette dans la rue, éviter les zones où il y a des écoles, savoir à quelle heure sonne la fin des cours… Et c’est tout un rapport au monde extérieur qui est bouleversé.
Ça c’est pour les premières générations, mais la nouvelle vague de créateurs que l’on voit sur internet, est-ce qu’elle est mieux préparée à ça ?
Ceux qui se sont lancés il y a quelques années à peine avaient l’exemple de leurs aînés, et savaient qu’on pouvait devenir célèbre. Ça a créé tout un fantasme sur l’idée que les youtubers étaient riches, et qu’on pouvait faire carrière sur YouTube. Alors que cela ne concerne qu’une petite minorité, et que l’immense majorité des créateurs ne gagne pas beaucoup d’argent. Mais à partir de là, ils vont suivre leurs aînés, et discuter avec eux quand ils se lancent sur YouTube. Il y a un dialogue entre les créateurs.
Ensuite, à partir de quelques milliers d’abonnés, on va les contacter pour les représenter, leur proposer des contrats publicitaires. Ce que je trouve inquiétant aujourd’hui, c’est que beaucoup de parents ne se rendent pas encore bien compte de ce qui se passe comme ça reste très virtuel. Il y a eu plusieurs histoires de parents qui découvraient dans la rue que leur enfant était célèbre sur YouTube. Il y a encore un décalage. Mais les jeunes d’aujourd’hui sont un peu plus alertés sur les risques, même si le fantasme de l’argent peut faire tourner des têtes.
Tu parles justement dans ton livre de la question de la publicité dans les contenus, qui est aujourd’hui la principale source de revenus sur YouTube, et qui pose beaucoup de questions. Est-ce que le problème ne vient pas du fait qu’elle est intrusive par rapport aux contenus des créateurs ?
Déjà, le placement de produit existe au cinéma, dans les films, donc dans les œuvres. Et ce n’est pas rare de voir des vedettes à la télévision faire des publicités, en dehors de ce qu’ils font. Mais les youtubers ont créé un lien tellement fort avec leur communauté que lorsque ils font un placement de produit, les gens ont le sentiment que ça touche à leur identité, et qu’ils se pervertissent en faisant ça. On accepte beaucoup moins Norman faisant un placement de produit pour une application, qu’un Gad faisant de la pub pour LCL.
C’est comme si un de tes amis proches te recommandait un produit, et que tu te rendais compte qu’il avait été payé par la marque pour en parler. Après, il y a aujourd’hui pas mal de créateurs qui font de la pédagogie autour de ça. Qui expliquent que tel placement de produit a permis de financer telle vidéo. Et les gens comprennent de plus en plus que les pubs et les marques deviennent indispensables pour vivre sur YouTube et faire des vidéos.
Est-ce que YouTube n’est pas responsable de cette situation, avec la très forte baisse des revenus qu’il procurait aux créateurs grâce à des publicités placées en dehors des contenus ?
Plus de gens pourraient effectivement vivre uniquement de leur activité et moins dépendre des partenariats. Après, YouTube ne peut pas porter un jugement sur les placements de produits dans les vidéos. Parce que ce serait un jugement de valeur, et ils veulent éviter ça pour rester une plateforme d’hébergement, et ne pas s’assumer en tant que média, même si pour moi c’en est un. Ce serait une responsabilité trop grande, notamment vis-à-vis des propos tenus par les créateurs sur la plateforme. Mais c’est clair que leur système monétaire à eux n’est plus du tout aussi intéressant qu’il a pu l’être au début.
Est-ce que la meilleure alternative ne serait pas des sites comme Tipeee, qui permettent aux abonnés qui le souhaitent de financer directement les créateurs qu’ils apprécient ?
C’est extrêmement intéressant, parce que ça permet de se reposer uniquement sur ses abonnés et pas sur des marques ou des revenus publicitaires. Il y a un côté un peu militant là-dedans, ça permet de consolider des liens. Après, ça pose aussi plusieurs questions. Est-ce que le youtuber va devoir rendre plus de comptes à ses abonnés, et voir du coup ses abonnés devenir ses patrons ? S’il ne sort pas de vidéo pendant 3 semaines, est-ce qu’ils peuvent le lui reprocher ? Certains créateurs ne sont pas forcément à l’aise avec ça. De plus, pour pouvoir accéder à ce genre de programme, il faut déjà avoir une communauté très importante et impliquée. On ne peut pas démarrer sur YouTube et demander à ses 30 premiers abonnés « j’ai un Tipeee, aidez-moi« . Il faut avoir des relations saines avec sa communauté.
Vincent Manilève, YouTube, derrière les écrans, éditions Lemieux, 2018.
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