En consacrant un spin-off à la trajectoire de l’avocat véreux James “Saul Goodman” McGill avant sa rencontre avec Walter White, les showrunners Vince Gilligan et Peter Gould ont offert à Breaking Bad un prolongement épuré et sensible qui n’a pas à rougir face à son modèle. Dépliée après un point de non-retour, la saison 5 de “Better Call Saul” questionne la notion d’éthique avec une acuité singulière.
Cet article comporte des révélations sur l’intrigue de Better Call Saul.
Après une journée de travail bien remplie, Jimmy s’est offert une glace pour accompagner ses derniers coups de fil, égrenés sur le chemin du retour. Une berline tunée s’arrête à ses côtés. Dedans, deux gangsters lui font signe de les suivre. Jimmy hésite, il préférerait manger sa glace. Les gangsters insistent. Jimmy laisse tomber sa glace et monte dans la voiture. Une colonie de fourmis dévore la friandise écrasée sur le trottoir.
Placée à cheval entre ses épisodes 2 et 3, la scène consacre la cinquième saison de Better Call Saul comme étant celle du basculement criminel, et cristallise avec une simplicité bouleversante le dépassement par son personnage d’un point de non-retour. Officiant désormais sous le pseudonyme de Saul Goodman pour arpenter le versant obscur de la loi à l’abri de son héritage familial, le grand enfant a perdu son innocence et s’est fait engloutir par le monde impitoyable des adultes.
“Comme les chevaliers des temps jadis” : une éthique de personnages
Loin d’être manichéenne, cette transition s’effectue sur des ressorts paradoxaux : c’est en s’efforçant d’être fidèle à une éthique personnelle, au sens d’un ensemble de valeurs structurant un rapport au monde, que Jimmy a fini par s’égarer. Malgré son goût pour les magouilles et ses arrangements avec le réel, il évoluait jusqu’ici à l’intérieur du système, jouant avec ses règles (ou se jouant de ses règles) pour les adapter aux contours de ses exigences morales : respect de la parole donnée, rejet de l’autorité et des institutions, amour des laissés-pour-compte et excentricité joyeuse. S’il se compromet définitivement en montant dans la voiture des gangsters, c’est par fidélité, embrassée dans une vision maximaliste de la profession d’avocat : soutenir le client jusqu’au bout, quitte à se perdre en route.
https://youtu.be/7YRSqn2kTdg
Placé en regard de Jimmy, le personnage de Kim Wexler, l’un des plus complexes de la série, semble valider son comportement par opposition. Liée par des considérations financières à Mesa Verde, le plus gros client du cabinet pour lequel elle travaille, elle voit son idéal de justice mis à mal lorsqu’elle doit abandonner les accusés qu’elle défend bénévolement pour exaucer les sinistres desseins de l’entreprise et forcer un vieil homme à quitter sa maison. En respectant scrupuleusement les règles du jeu, l’avocate se compromet plus gravement que son compagnon hors-la-loi et concourt à un système qui se moque de la justice (au sens d’idéal).
Cet attachement à une éthique personnelle en dépit de ses conséquences tragiques infuse également les trajectoires entrelacées des personnages secondaires. Si Mike Ehrmantraut, l’homme de main des cartels, laisse les contrats sanglants éclabousser ses traits burinés, c’est d’abord par fidélité à ses réflexes d’ancien policier, qu’une retraite forcée a laissés sans usage et qui ne peuvent être canalisés. C’est aussi par amour pour sa petite fille, que les sommes ainsi récoltées permettent de mettre à l’abri financièrement. C’est enfin par loyauté envers une douleur incommensurable, celle d’un père qui a perdu son fils dans des circonstances tragiques, et qu’on ne saurait comprimer.
Et si le dealer Nacho Varga s’enlise dans des rivalités criminelles, c’est avant tout pour protéger sa famille, menacée par le sinistre Gus Fring. Dans une scène bouleversante, son père, digne et blessé, vient lui rendre visite dans sa villa et le somme d’assumer les conséquences de ses actes. Incapable de pleurer, Nacho garde un visage impassible mais semble s’effondrer de l’intérieur : comme les autres personnages, il tente de concilier l’irréconciliable et de tenir debout tant bien que mal.
Cultiver des braises au milieu de la tempête : une éthique de mise en scène
Cette éthique de personnages pourrait trouver un prolongement à travers deux partis pris complémentaires de mise en scène, esquissés dans Breaking Bad et pleinement embrassés dans son spin-off, qui lui confèrent sa couleur à la fois datée et ultramoderne.
Le premier a trait à un rapport au temps comme matière extensible à loisir, dont le flashforward (saut temporel dans le futur) qui ouvre chaque saison, tourné et déployé sur cinq ans maintenant, offre la manifestation la plus saisissante. D’une voiture démontée pièce par pièce à la fabrication mécanique de roulés à la cannelle en passant par la virée insouciante de deux drogués, les épisodes accueillent des stases surprenantes, qui ont contribué à offrir à Better Call Saul une longévité égale à celle de sa série mère. Marquées par un humour absurde et appliquées à une décomposition maniaque du réel, leur multiplication les a hissées du statut d’exceptions ludiques à celui de principe narratif. En récoltant amoureusement, comme pour les retenir, les fragments d’une insouciance vouée à disparaître, la série semble narguer la tragédie qui l’enserre (on sait depuis le début comment finira l’histoire de Saul) : si la destination ne peut être changée, le trajet peut être délayé à l’extrême pour nous laisser le temps d’en apprécier les charmes, si futiles qu’ils puissent paraître.
Ce principe de dilatation temporelle permet à Better Call Saul d’exercer pleinement son sens aigu du détail, qui se traduit notamment par un amour du geste bien fait. De la dextérité physique de Mike à la droiture corsetée de Kim et des embardées clownesques de Jimmy à la méticulosité psychopathe de Gus Fring, les tics, les postures, les tenues en disent autant des personnages que leurs actes. Intégré ou répété, appliqué ou délié, le geste excède souvent la narration pour devenir le principal pôle d’attraction de l’image, son trésor caché.
Mettre à égalité l’insignifiant et le tragique, les grands mouvements du récit et ses plus infimes tremblements, un partenariat criminel et une glace abandonnée sur le trottoir… En cultivant avec patience et attention des braises au milieu de la tempête, Better Call Saul confirme sa précieuse singularité.
Better Call Saul saison 5, de Vince Gilligan et Peter Gould, avec Bob Odenkirk, Rhen Seehorn, Jonathan Banks… Tous les mardis sur Netflix.