C’est l’événement de la 6e édition du festival Kyotographie. Le photographe japonais Tadashi Ono a révélé au monde entier les conséquences désastreuses de l’après Fukushima. Pour empêcher un nouveau tsunami, les autorités politiques japonaises ont érigé une digue de près de 400 kilomètres qui coupe désormais la population de l’accès à la mer. C’est un “tournant historique” pour cet enseignant à l’Ecole nationale supérieure de la photographie d’Arles.
C’est une immense cicatrice qui défigure les côtes japonaises. Après le terrible tsunami de 2011 (plus de 18 000 morts et disparus), le gouvernement japonais a décidé d’édifier une gigantesque digue le long de son littoral. Cette coulée de béton s’étendant sur près de 400 kilomètres doit être achevée en 2020.
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Si au Japon, la classe politique et médiatique reste étonnamment silencieuse sur le sujet, le photographe japonais Tadashi Ono a décidé de briser l’omerta et de révéler l’ampleur des transformations qui bouleversent actuellement le littoral de son pays. Ancien résident de la villa Kujoyama, il parcourt depuis un an les côtes de la préfecture de Fukushima. Point d’orgue de la 6e édition du festival Kyotographie, son travail révèle la gabegie et les erreurs qui se sont succédé à Fukushima et comment ce grand archipel maritime a tourné le dos aux océans.
Comment vous est venue l’idée de travailler sur ce long mur ?
Tadashi Ono – J’ai déjà réalisé une série photographique intitulée From the 247th to the 341st day, Tohoku, en 2011 – 2012, sur le paysage de la côte de cette région huit mois après le triple désastre, à savoir le tremblement de terre, le tsunami et l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Dans ce travail, plutôt que de voir ce désastre comme une tragédie nationale, j’ai préféré le considérer comme une occasion pour réfléchir sur notre civilisation moderne par rapport à l’environnement naturel. Avant de parler de la violence du tsunami, nous devons nous interroger sur notre modèle de développement. N’était-il pas trop anthropocentrique en transformant la côte maritime de manière brutale et dangereuse ? Après avoir bouclé provisoirement ce travail, je suis resté attentif à l’évolution de cette région que l’on disait en “pleine reconstruction”. A partir du moment où sont apparues des informations sur la construction de gigantesques digues, vers 2015, l’idée de visiter la région à nouveau est devenue plus concrète. Je voulais surtout revoir Taro, une petite ville où il y avait la plus grande digue du Japon (du monde dit-on même…) qui a été moitié détruite par le dernier tsunami.
Vos images permettent de mesurer à quel point cette longue coulée de béton défigure le littoral japonais. Comment réagissent les habitants que vous avez pu rencontrer ?
Les habitants que j’ai rencontrés sont en général âgés, ont un travail en lien avec la mer (l’industrie de pêche ou de tourisme). Ils sont réticents et fuyants quand on évoque la digue. Il me semble que dans la communauté rurale, ce n’est pas facile de s’opposer une décision prise en amont, par la préfecture, les grandes entreprises de construction… et peut-être aussi la mafia.
On voit également que des hublots ont été installés sur certains murs afin de pouvoir continuer à apercevoir la mer. C’est une manière de répondre aux critiques ?
Oui, selon les informations que j’ai pu recueillir. Dans les villes qui ont des populations importantes comme Ofunato (40 000 habitants), Kesennuma (65 000), Kamaishi (35 000), Miyako (50 000), un certain nombre d’habitants manifestent contre ce mur qui leur bouche la vue sur la mer. Ces fenêtres rectangulaires sont les réponses à ces critiques, conçues par les ingénieurs et les pouvoirs locaux. Je trouve l’idée de ces fenêtres ridicule (on ne connaît pas la capacité de résistance du matériel transparent utilisé), mais aussi significative et symbolique. Voir la mer est, à mon avis, une expérience corporelle et sensuelle qui nécessite de recourir à tous les sens humains. C’est une expérience importante qui nous permet de réfléchir sur la vie, sur la mémoire et notre présence humaine sur Terre. Nous sommes humbles face à la mer. Pourtant, cette richesse offerte par la nature est transformée et réduit par ce hublot à un simple coup d’œil sur une surface vitrée, comme peut l’être un écran d’un smartphone. J’y vois une régression de notre sensibilité humaine et c’est l’un des grands dangers de ce mur.
Quelles sont les conséquences pour les riziculteurs et les terres agricoles que l’on voit sur vos photos ?
Après le tsunami, les habitants ont été relogés sur des terrains plus en hauteur et leurs anciennes parcelles près de la mer où ils habitaient sont encore exploitées dans certains villages comme rizières ou potagers. A mon avis, c’est ce qu’il faut faire. Mais ce qui est aberrant dans ces images, c’est d’observer des digues si coûteuses pour protéger des petites parcelles qui ne valent pas grand-chose.
Le Japon a dépensé environ 12 milliards de dollars pour construire ce dispositif. Quelle est son efficacité face à un nouveau tsunami ?
Il paraît difficile de certifier l’efficacité de ce mur. A part celui de Taro, qui est détruit, on n’a jamais construit de digues aussi importantes. Pour moi, ce projet n’est pas efficace car il est conçu sans évaluation de l’impact écologique. Cette digue risque d’endommager considérablement l’écosystème du littoral dont dépendent des industries locales, notamment dans le secteur de la pêche et du tourisme. La digue crée un illusoire sentiment de sécurité et nous fait perdre l’instinct et la connaissance sur les tsunami. Alors que notre histoire nous a appris à nous réfugier vers les hauteurs en cas de tremblement de terre (le tsunami arrive une demi-heure après), cette digue risque de nous pousser à rester près du littoral en cas d’alerte. Enfin, la digue nécessite des entretiens au bout de 30-40 ans. Qui va payer ? Construite avec le budget de l’Etat pour la reconstruction, la digue risque en fin de compte d’être entretenue par chaque commune alors qu’elles sont déjà affaiblies économiquement.
En introduction de votre exposition, vous expliquez que le Japon a toujours été une civilisation maritime. Dès lors, cette longue digue constitue un tournant historique ?
Oui, je pense. Je m’intéresse au rôle symbolique de cette digue comme une ruine du futur. Depuis deux mille ans, les Japonais vivaient avec le tremblement de terre, le tsunami, le typhon, l’éruption de volcans… Cela a fait de nous une civilisation plutôt sage qui cherche à vivre en harmonie avec cette nature. Maintenant, les Japonais ont décidé de ne plus voir la mer, de ne pas chercher à dialoguer avec elle. En travaillant sur ce sujet, j’avais en tête les photographies maritimes de Gustave Le Gray (1820-1884). C’est la vision d’un homme moderne. Et cent soixante-dix ans plus tard, je me retrouve à photographier un mur édifié contre un océan qui anesthésie notre sensibilité et notre faculté d’imagination…
Les autorités politiques japonaises ont-elles réagi à votre exposition?
Pas du tout, comme prévu. La construction de ces digues constitue un sujet tabou pour la majorité des médias nippons au même titre que la radioactivité (qui reste très importante) des communes aux alentours de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. D’ailleurs, le classement mondial de la liberté de presse établi par Reporters sans frontières montre que le Japon a dégringolé du 12ème rang (en 2010) au 72ème rang (en 2017). Je ressens un air lourd d’autocensure dans le pays depuis le désastre de Fukushima. Cependant, au cours de cette exposition, j’ai reçu de nombreuses réactions positives qui venaient de personnes soucieuses de l’avenir de notre pays.
Propos recueillis par David Doucet
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