C’est un des specimen de cette nouvelle scène folk française à tête chercheuse : Sourdure sort un fascinant deuxième album – et il joue le 24 mai à Paris (Le Cirque Electrique, avec Bégayer et L’Ocelle Mare).
La carte son et le terroir : dans un élan houellebecquien, on pourrait présenter ainsi la musique de Sourdure. Le jeune homme (30 ans), qui se prénomme Ernest, sort son deuxième album L’Espròva, ces jours-ci. Comme le premier, La Virée, c’est un étrange et passionnant voyage aux racines du folk occitan (option Auvergne), métamorphosé par l’utilisation de sons et d’outils électroniques. Dans la tradition du folk, Sourdure joue du violon, chante, tape des pieds, mais aussi s’entoure d’une nuée de sons venus d’ailleurs. Fascinant à écouter, et à voir sur scène, quand Ernest au milieu de son fouillis de machines et de câblages semble entrer en transe. Assurément inventeur, Sourdure n’est pas un excentrique, seul dans son coin à triturer (voire torturer) mémé. Toute une scène (qu’on se gardera bien de labelliser) en France s’y retrouve : le collectif La Nòvia, La Tène, Bégayer, L’Ocelle Mare, France, Superparquet, Aronde, Eric Chenaux avec Eloise Decazes, et bien d’autres… Des musiciens qui s’affranchissent de l’éternel (et obsolète) modèle anglo-saxon, pour retrouver ici le goût de l’ailleurs.
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Tes chansons sont des morceaux traditionnels ou des compositions ?
C’est exactement les deux. Dès l’enregistrement du précédent album, j’ai travaillé à partir d’un répertoire traditionnel, de collectages que j’ai chopés à l’oreille. Ça m’a tout de suite mis face à la part d’écriture de la mémoire. Tu apprends une mélodie d’après un enregistrement, et dès lors que tu l’as mémorisé, que tu l’as dans les doigts, il y a un mouvement d’appropriation. Les gestes, l’intonation, les accents vont se déplacer. De fil en aiguille, la limite entre la composition et l’interprétation devient très ténue. Sur le deuxième disque, on entend ça, la limite est floue. Deux morceaux sont des compositions de fond en comble, L’oiseau creusé et L’entendu. Je les ai écrits très vite, dans l’urgence. Je n’ai pas de facilité à écrire, ça résiste beaucoup. J’écris de façon orageuse, en tempête. Les autres sont construits à base de morceaux traditionnels, plus ou moins détricotés et retricotés. J’ai fait des mash up, je rajoute des bouts de textes, je prends une mélodie et la cale sur un phrasé rythmique particulier.
Tu parles occitan ou tu le chantes seulement ?
Je ne le parle pas au quotidien, mais je l’apprends, je le cultive, je le lis. Je lis des romans, j’écoute la radio. Le modèle standard de la langue occitane, c’est le languedocien, la région de Toulouse. L’occitan, ce n’est pas une langue unifiée, c’est un dégradé permanent entre chaque région. Rien qu’en Auvergne, il y a des variantes incroyables à l’oral. Quand on le lit, pas de soucis, mais quand on le dit, ça change. Parfois il y a à l’oral des lettres qui mutent, qui deviennent d’autres lettres, un L qui devient un R.
Cette mutation, elle est aussi dans ta musique…
Oui, vraiment. C’est la logique des pratiques de tradition orale. La question de la composition, elle est vraiment liée à ça. Rien n’est fixé, mais tout demeure, en changeant. C’est un principe de ressac, permanent.
Comment es-tu venu aux musiques traditionnelles ? Tu as des origines paysannes ?
Non, pas d’origines paysannes du tout. Mais dans ma famille il y a une culture affective envers l’Auvergne. Je suis né à Lyon et j’ai grandi à Feyzin, en banlieue de Lyon, dans un environnement plutôt urbain mais à la limite de la campagne. J’ai passé beaucoup de temps en Auvergne en vacances, pour voir la famille. Enfant, je grognais, c’était la campagne, j’étais plus excité quand on m’emmenait à Lyon. Donc, ma découverte de la musique traditionnelle s’est faite plus tardivement, quand je faisais ma formation pour être professeur de musique. A l’époque, j’étais dans les musiques électroniques expérimentales, industrielles, noise, des choses assez radicales. J’avais beaucoup d’attrait pour les musiques minimalistes, le bourdon, le son continu, la répétition, des choses hypnotiques. En formation, j’ai rencontré Jacques Puech et Clémence Cognet qui sont devenus des amis. Eux sont musiciens de musique trad d’Auvergne depuis toujours. Ils ont changé ma représentation de l’Auvergne, et même de ce pays qu’on appelle la France. J’ai découvert une vraie richesse dans les cultures locales, des formes sonores intéressantes, un répertoire incroyable, une source d’inspiration fantastique. C’est venu me parler dans l’étrangeté de mon expérience. J’avais passé beaucoup de temps dans ce pays sans jamais avoir entendu parler ni de la bourrée, ni des bals, ni de l’occitanophonie. Alors que c’est très présent, dans les noms des lieux par exemple.
Qu’est-ce qui t’a montré le chemin pour cette mutation entre musique traditionnelle et électronique ? Konono n°1 ? Francis Bebey ?
Je connais leur existence depuis longtemps, mais je ne les ai pas tant écoutés que ça. Des indices plus lointains… J’ai grandi en entendant un grand mescladi de musique qu’écoutaient mes parents, du rap, de la techno, du trip-hop, du post-punk indus, Cabaret Voltaire, Throbbing Gristle, le Massilia Sound System, IAM, De La Soul… Il y a des voix qui m’ont marqué : Reinette L’Oranaise et Dick Annegarn. Je me souviens de trajets en voiture où on écoutait Dick Annegarn, et ça me bouleversait. C’est un brassage, un bouillon où tout ça était ensemble. J’ai été marqué par la musique faite avec des samples. Très tôt, j’ai eu des platines, une table de mixage, un logiciel de composition. Dès l’entrée au collège, je bidouillais. Les influences sont multiples, mais un vrai truc s’est passé dans ce bouillon parental.
Sourdure a cappella, enregistré en juin 2015 par Dick Annegarn pendant le festival Rush à Rouen, pour la Chaîne du Verbe.
Comment t’es-tu mis au violon ?
Je m’y suis mis pendant mes études, mais sur le tard, ça fait six ans que je fais du violon. J’ai 30 ans. C’est une démarche tardive. C’était dans la logique. J’étais attiré par ce monde inconnu. J’avais envie de l’expérimenter profondément. Ça voulait dire aussi aller dans des bals, apprendre à danser la bourrée. Je me suis acheté un violon sans l’idée d’en jouer vraiment, mais j’avais envie d’un instrument organique, vivant. Je n’étais que sur de l’électronique, mais quand même déjà avec de la voix, des micros, des cassettes. Il y avait une approche vivante, ludique.
Cette nouvelle scène folk en France, tu l’expliques comment ?
Je manque de recul pour comprendre vraiment le phénomène, mais je peux répondre quelque chose de l’ordre du subjectif total. Il y a quelques années, avant de faire La virée et des concerts tout seul, j’avais un manque. Quand j’étais chez moi et que je cherchais des disques, je cherchais un truc qui n’était pas là. Je sentais comme le besoin de renouer un contact avec une expression plus proche de moi, d’une réalité incarnée, pas en dehors. Et qui en même temps soit un espace d’utopie, de projection, de rêve, de délire, d’hallucination. Une musique qui vienne de mon expérience. Je ne me suis pas dit « je vais le faire ». Mais faire ce premier disque, La Virée, est venu répondre à cette nécessité. Je pense que je n’ai pas été le seul à ressentir ça. On n’invente jamais seul, on est ensemble dans une époque, et les psychologies sont empreintes de l’époque. On a le besoin de renouer avec les langues qui travaillent dans l’intimité de nos vies, de nos pensées, de notre humour, de ce qui nous fait. C’est un ré-ancrage. S’ajoute à ça mon questionnement sur la dévotion du monde musical à la langue anglaise. Ce n’est pas pour faire un procès, mais j’y réfléchis, je me demande pourquoi on a évité autant que ça le français. Ça révèle un gros complexe, mais ça bouge. C’est un peu pour de faux quand on chante en anglais, on se cache, on se protège. L’anglais devient une langue d’imaginaire, alors que le français paraît sclérosé. L’enjeu maintenant, c’est que le français puisse aussi être une langue d’invention. Et pareil pour l’occitan.
Comment sais-tu qu’un morceau est fini quand tu enregistres ?
Pas facile comme question… Il y a une affaire d’intuition. Et c’est comme en cuisine, quand tu fais une daube ou un ragoût, il y a un moment où tu sens qu’il est encore vert, que les éléments sont encore séparés, n’ont pas pris le goût les uns des autres. C’est une affaire de cuisson, de bouillon. Pour cet album, il y a eu de nombreuses versions. J’ai enregistré plusieurs fois, j’ai mis de côté énormément de matière. Il fallait un processus de maturation. Et en jouant les chansons en concert, j’ai eu une écoute plus critique des chansons. Le critère pendant l’enregistrement c’était : est-ce que c’est aussi vivant que quand je les fais en concert ? il faut du mordant.
Quel est ton rêve pour cet album ?
Je suis déjà très content de ce qu’il se passe en ce moment. J’espère pouvoir continuer à faire d’autres disques, j’ai un bouillon d’idées dans la tête, envie d’essayer plein de trucs. Ce n’est même plus de l’ordre du rêve, c’est du travail. Et sinon, j’espère que cette musique va pouvoir rencontrer le plus possible d’auditeurs. Ce disque-là, je le conçois comme un disque de musique populaire. Ça me ferait plaisir que ça passe en radio, parce que j’aime bien la radio.
Qu’est-ce qui a été le plus gratifiant depuis que tu fais Sourdure ?
Les gens qui viennent me remercier au concert ou parce qu’ils ont écouté un disque, en me disant que ça les a touchés. C’est un partage émotionnel, c’est encourageant, la musique suit son histoire à elle.
L’album L’Espròva sort le 25 mai (Les Disques du Festival Permanent/Pagans/L’Autre Distribution).
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