Alors que les premiers résultats de Parcoursup ont laissé près de la moitié des lycéens sans proposition d’affectation le 22 mai, Leïla Frouillou, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Paris Nanterre, auteure d’une thèse sur la ségrégation universitaire en Île-de-France, décrypte les effets de cette réforme.
Depuis le 22 mai au soir, les quelque 400 000 lycéens restés sans proposition d’affectation après la première vague de résultats de la plate-forme Parcoursup (pour l’accès à l’enseignement supérieur) font part de leur amertume sur les réseaux sociaux. Au-delà des listes d’attente interminables, voire du refus à tous leurs souhaits pour 29 000 candidats, cette réforme comprise dans la loi Orientation et réussite des étudiants (ORE) pose problème selon la sociologue Leïla Frouillou. Non seulement le dispositif technique est « sous-optimal », mais en plus “cette loi institutionnalise et généralise la sélection à l’entrée dans le supérieur”. Entretien.
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Suite à la première vague de résultats sur Parcoursup, près de la moitié des lycéens sont restés soit sur des listes d’attente, ou ont eu tous leurs vœux refusés. Ce résultat était-il prévisible ?
Leïla Frouillou – C’était un résultat prévisible. Dès novembre dernier, des collègues en audition parlementaire puis la Cour des comptes, ont anticipé des non-affectations et des listes d’attente très longues, dues à la fin de la hiérarchisation des vœux. Le ministère était un peu plus optimiste, il misait sur 270 000 non-affectations ou absences de proposition en première phase, alors qu’on était à 419 000 personnes sans résultats stables ou sans propositions positives le 22 mai.
Le fait qu’il y ait encore plus de non-affectations qu’avec le système d’Admission Post-Bac (APB) est aussi lié à la saturation croissante du système. Non seulement Parcoursup est un système sous-optimal pour affecter les élèves dans des filières, mais en plus on n’a pas créé les places nécessaires pour absorber le nombre croissant de bacheliers. C’est à la fois un échec du dispositif technique, et le résultat d’un manque d’anticipation de la carte universitaire.
Ce système a-t-il des effets – dissuasifs ou incitatifs – sur les vœux formulés par les lycéens, sur les filières qu’ils choisissent ?
Oui, c’est quelque chose qui a été anticipé par de nombreux sociologues qui travaillent sur les trajectoires scolaires et la construction des choix d’orientation, notamment à l’entrée dans l’enseignement supérieur. On sait déjà qu’il y a beaucoup de mécanismes d’auto-élimination et d’autocensure, notamment chez les filles et les élèves issus de milieux populaires. Même si nous ne disposons pas encore des données, on peut faire l’hypothèse que le système Parcoursup a tendance à accroître ces phénomènes. Quand vous devez justifier vos choix par des lettres de motivation – même si elles ne sont pas lues –, vous devez vous sentir légitimes. Le système APB permettait à des élèves un peu plus faibles en termes scolaires de tenter des filières, et il y avait plus de choix possibles : là il n’y en a plus que dix. Les sociologues Milan Bouchet-Vala et Marie-Paule Couto ont ainsi observé qu’avec Parcoursup, il y a moins de vœux formulés dans les licences publiques d’université, et plus de vœux dans les filières sélectives, type BTS, notamment dans des académies comme Créteil, où les élèves sont plus défavorisés. Cela semble dire que ces élèves ne se sentent pas légitimes à aller à l’université, et qu’ils ne formulent même pas de vœux dans ces filières.
Par rapport à APB, on a l’impression que les lycéens ont plus de chances de se retrouver dans une filière qui n’était pas leur premier choix…
La caractéristique de Parcoursup c’est justement qu’il n’y a plus de premier choix. Je ne sais même pas si tous les élèves et tous les enseignants l’ont bien compris, car sur la ‘fiche avenir’, il y a écrit ‘vœux 1’, ‘vœux 2’, etc. Mais ils ne sont plus hiérarchisés. Ça crée beaucoup d’incompréhension et de frustration, d’autant plus que ce système a été mis en place en urgence, avant même qu’il soit voté à l’Assemblée nationale. Or, comme on ne sait pas quels sont les premiers vœux des bacheliers, on ne pourra pas dire, en termes d’analyse des politiques publiques, combien de bacheliers n’ont pas obtenu leur premier choix. C’est un premier avantage pour le gouvernement : cela masque le fait qu’on n’arrive pas à affecter les bacheliers sur leur premier choix.
Peut-on anticiper le nombre de lycéens et d’étudiants qui vont se retrouver sans affectation au terme de ce processus, alors qu’ils sont bacheliers ?
On peut faire des hypothèses. L’année dernière, en fin de procédure Admission Post-Bac, 8000 personnes n’avaient pas été affectées en septembre, dont une majorité de bacheliers technologiques et professionnels. Cette année, on a 48 000 bacheliers supplémentaires. La ministre a annoncé la création de 19 000 places supplémentaires. Par un simple travail d’addition, on anticipe donc une croissance des non-affectations. D’autant que des bacheliers vont peut-être abandonner et sortir de la procédure, par dépit, car le dispositif donne votre rang d’attente sur les listes (à la différence d’APB), et parfois les élèves sont très loin. Pourtant, ça ne veut pas dire qu’ils n’ont aucune chance de rentrer dans le cursus. Si le dispositif est maintenu l’année prochaine – ce qui n’est pas sûr –, il y aura plus d’expérience là-dessus, mais pour l’instant cela crée beaucoup d’incertitude et d’angoisse pour les bacheliers.
Ceux qui se retrouvent sans rien au terme de la procédure seront donc contraints d’entrer sur le marché du travail ?
Oui. C’est un vrai problème. Il va y avoir de plus en plus de non-affectations, car on ne crée pas les places nécessaires. Et on ne sait pas précisément dans quelles filières les 19 000 places supplémentaires ont été créées. On ne sait donc pas si elles vont permettre d’absorber la saturation dans les filières les plus saturées. A Nanterre par exemple, on a créé 500 places supplémentaires en première année, mais une partie d’entre-elles ont été créées dans des filières qui ne sont pas remplies depuis plusieurs années. Ces nouvelles places sont donc en partie « artificielles ». Ces personnes sans affectation, cela correspond à ce qu’on peut appeler la constitution d’une armée de réserve du capitalisme…
Parmi les enseignants et les étudiants mobilisés contre le plan Etudiants, certains disent que cette réforme dévalue le bac. Ont-ils raison ?
L’analyse est juste. Ce n’est pas une question de valeur du diplôme, mais de droits ouverts par le diplôme à la poursuite d’études. Un des problèmes de la loi ORE (Orientation et réussite des étudiants) c’est qu’elle est associée à la réforme du baccalauréat, qui va être mise en place à la rentrée prochaine, dont on parle très peu mais qui est très grave. Elle va contribuer à localiser encore un peu plus le bac. Ces réformes – ORE et bac – contribuent à dénationaliser les diplômes, à les rendre plus locaux, associés aux établissements, et plus personnalisables. Normalement les diplômes vous garantissent dans les conventions collectives un niveau de salaire. Ce sera moins le cas à l’avenir…
Peut-on dire que la loi ORE renforce la sélection et les inégalités d’accès à l’université, contrairement à ce que défend la ministre de l’Enseignement supérieur, Dominique Vidal ?
C’est une bataille de communication. De fait le gouvernement est très fort dans ce domaine : comment être contre l’“orientation et la réussite des étudiants” ? Mais on ne crée pas les places nécessaires pour accueillir les gens qui voudraient poursuivre leurs études, on n’est donc pas seulement dans la sélection, mais dans l’exclusion. Des bacheliers n’auront pas de place dans le supérieur à la fin du processus. Et même si des places étaient créées pour accueillir ces personnes, en effet, cette loi institutionnalise et généralise la sélection à l’entrée dans le supérieur, en l’étendant et en la rendant légale pour des filières qui étaient certes sélectives de fait – car il y un taux d’échec en première année – mais dont l’accès ne l’était pas. On perd ainsi un espace de redistribution des cartes, comme l’était en partie l’université, où on pouvait repartir à zéro, où on avait autant de chances de rentrer que n’importe quel bachelier, quel que soit le bac et les notes que vous aviez eus. Maintenant le parcours scolaire et les bacs vont être de plus en plus différenciés et pris en compte. Evidemment, ça va contribuer à rajouter de la reproduction sociale. A mon sens c’est même plus grave que la sélection.
Propos recueilli par Mathieu Dejean
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