Dans les années 70 et 80, l’activiste américano-belge Henry Spira a mis en place des stratégies gagnantes pour la défense de la cause animale. Son parcours est aujourd’hui raconté dans “Théorie du tube de dentifrice” par son ami Peter Singer, philosophe australien auteur du livre culte “La Libération animale”.
“Si votre tube de dentifrice est bouché, la possibilité d’en tirer du dentifrice dépend de deux questions : à quel point le tube est-il bouché ? Quel est le niveau de pression exercé dessus ?” Par cette vision imagée, Henry Spira, activiste américano-belge pour la cause animale, explique que pour parvenir à obtenir des changements dans le monde, il faut à la fois réduire l’obturation et appuyer plus fort sur le tube. Décédé en 1998, son histoire est aujourd’hui racontée par l’Australien Peter Singer, dans son livre Théorie du tube de dentifrice. Ce professeur de bioéthique à l’université de Princeton aux Etats-Unis est l’auteur de La Libération animale, considéré depuis sa publication en 1975 comme le livre fondateur des mouvements modernes de droits des animaux. En 2005 Time Magazine estimait qu’il était le philosophe vivant le plus influent du monde.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Un homme, seul, sans ressource, peut-il tenir tête aux grandes entreprises et faire bouger les choses dans cette vaste société ? Le parcours d’Henry Spira laisse à penser que oui. Peter Singer est même catégorique : “En vingt ans, ses méthodes de campagnes uniques ont fait davantage pour réduire la souffrance animale qu’aucune autre action entreprise au cours des cinquante années précédentes par des organisations bien plus larges, disposant de millions de dollars.” Le philosophe voit ce livre comme une sorte de manuel destiné aux militants de la cause animale et à quiconque se soucie d’éthique dans un sens plus large. Des méthodes pour faire des positions morales plus que de simples mots, mais de véritables actions.
Les animaux en bas de l’échelle en matière d’oppression et d’exploitation
Né en Belgique en 1927, Henry Spira s’installe aux Etats-Unis avec ses parents en 1940. Ce n’est qu’à l’âge de 46 ans que ce dernier commence à s’intéresser à la cause animale. Avant cela, il rallie le parti socialiste des travailleurs (Socialist Workers Party, SWP), intègre la marine marchande, s’enrôle dans l’armée, travaille dans une chaîne de montage automobile, voyage à Cuba et en Guinée… Par ces différentes expériences, il prend conscience des injustices qui régissent le monde et surtout qu’il existe des moyens pour changer la donne, sans forcément passer par les institutions établies.
Sa première cible, et pas des moindres : le FBI. Henry Spira écrit pour le journal du SWP, The Militant depuis 1950. Huit ans plus tard, celui-ci publie une série d’articles portant sur les soupçons d’abus de pouvoir du directeur de l’agence américaine, J. Edgar Hoover. Alors que l’hebdomadaire touche un faible lectorat, les articles parviennent malgré tout à retenir l’attention du FBI, qui les considère comme diffamatoires.
Alors qu’il enseigne l’anglais et la littérature dans une école publique à New York, il prend connaissance d’un article écrit par Peter Singer en 1973 dans le journal New York Review of Books portant sur la condition animale. Une lecture révélatrice pour Henry Spira, qui consacrera alors sa vie à la défense des droits des animaux. Dans l’article, le philosophe australien soutient : “Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale pour refuser de prendre en considération cette souffrance. Quelle que soit la nature d’un être, le principe d’égalité exige que sa souffrance soit prise en compte de façon égale avec toute souffrance semblable – dans la mesure où des comparaisons approximatives sont possibles – de n’importe quel autre être.” L’Américano-Belge se rend compte que les animaux sont en bas de l’échelle en matière d’oppression et d’exploitation, ils sont “exclus de la sphère de la protection morale” et ont dès lors besoin de son aide. Les deux hommes se rencontreront plus tard et deviendront amis et partenaires de lutte.
A la rescousse des chats mutilés
Désormais démangé par l’envie de se battre pour la cause animale, il découvre que le musée d’Histoire naturelle de New York mutile des chats depuis vingt ans dans le but d’observer leur activité sexuelle. Un bon choix de cible selon Henry Spira car un musée se doit de renvoyer une bonne image et les chats sont des animaux de compagnie : leur exploitation peut donc toucher l’opinion publique. La première étape de cette campagne est la rédaction d’un article dans un journal. Suite à cette publication, des centaines de lettres de protestation sont envoyées au musée.
Des manifestations sont ensuite organisées tous les week-ends pendant un an. Des publicités sont élaborées contre les expériences sexuelles des chats et diffusées dans les médias. Celles-ci provoquent de nouveau une grande mobilisation de la part de la population. Après un an, en 1977, le principal financeur des recherches annonce qu’il ne demandera pas le renouvellement de sa subvention. “La victoire contre le musée va bien au-delà des chats désormais épargnés, le mouvement de défense des animaux ainsi que la communauté scientifique en prennent note”, affirme Peter Singer. Cette campagne est la première en plus d’un siècle de combats antivivisection aux Etats-Unis et en Europe qui a pour résultat la fin d’expériences sur des animaux.
Des lapins aveuglés pour tester des produits
La deuxième grande bataille d’Henry Spira est celle contre Revlon, l’un des leaders de l’industrie cosmétique en 1978. Dans les années 70, le test de Draize est largement répandu. Il consiste à injecter dans les yeux des lapins des solutions concentrées du produit à tester. Conséquences pour les lapins : pertes de la vue, douleurs, gonflements, brûlures. Le militant est persuadé qu’il existe d’autres moyens de tester ces produits. Cette campagne peut être gagnante pour plusieurs raisons : les gens peuvent compatir à la douleur, tout le monde a déjà eu du savon dans les yeux et les lapins restent des animaux plutôt mignons, tandis qu’il est très difficile d’obtenir le soutien du public avec des rats.
Afin de lutter contre ces tests, il faut viser une cible spécifique. Le choix se porte sur Revlon, entreprise soucieuse de son image. Ce qui caractérise la méthode Spira, c’est de ne pas demander immédiatement à la marque de stopper l’usage du test de Draize. Le militant va plutôt chercher à gagner le soutien de Revlon pour un projet de recherche visant à développer un substitut non animal. Ce dernier commence par écrire une lettre au vice-président évoquant d’autres pistes scientifiques. A la manière d’Elise Lucet aujourd’hui, Henry Spira achète des actions de Revlon pour se rendre aux assemblées générales et interpeller directement les dirigeants. Cette fois encore, ses remarques sont ignorées. Pas découragé pour autant, il monte alors une coalition rassemblant 400 organisations et comptant des millions de membres.
Une publicité pleine page publiée dans le New York Times reprend le style et l’aspect professionnel des encarts publicitaires de Revlon. “Combien de lapins Revlon aveugle-t-il pour la beauté ?” interpelle la réclame qui suscite de vives réactions. De très nombreuses lettres de protestation sont envoyées chez Revlon et de grandes manifestations sont organisées. L’entreprise finit par financer une université pour qu’elle trouve un substitut au test oculaire. D’autres compagnies cosmétiques suivront la démarche.
Pour le bien-être des animaux d’élevage
Quelques années plus tard, le militant commence à s’intéresser à la question des animaux d’élevage, en plus de la condition des animaux utilisés dans les expériences scientifiques comme avec les lapins chez Revlon. Henry Spira se concentre d’abord sur le bien-être des poulets. Pour défendre de meilleures conditions d’élevage, ce dernier ne change pas de formule. Il vise notamment l’entreprise Franck Perdue, l’un des plus gros producteurs de poulet du pays et le plus connu. Comme d’habitude, ses actions portent leurs fruits, un groupe de travail interservices sur le bien-être animal s’attelle à la rédaction de lignes directrices pour améliorer la conditions des animaux d’élevage.
En 1990, l’activiste s’attaque cette fois au mastodonte MacDonald’s. Une cible évidente pour la défense des animaux d’élevage, sachant que la chaîne de fast-food sert plus d’un milliard d’œufs et 200 000 tonnes de bœuf. Pendant trois ans, Henry Spira organise des réunions et tente d’amorcer un dialogue, mais rien n’aboutit. Il achète alors 65 actions et soumet une résolution au vote des actionnaires lors de l’assemblée annuelle où il demande de pratiques moins restrictives, des soins vétérinaires individualisés et un abattage moins brutal. Comme le note Peter Singer, cela sera “formulé de manière à ce qu’il soit difficile pour McDo d’avoir quelque chose à redire”. Le restaurant va par la suite publier une déclaration en affirmant prendre des mesures pour l’élevage des animaux.
C’est un premier pas de la part du géant de la restauration rapide, mais les résultats sont difficiles à établir. Il monte alors une nouvelle coalition, qui regroupe une centaine des plus grandes organisations pour la défense animale. L’entreprise américaine annonce alors la création d’un plan pour améliorer le traitement des animaux. Le combat d’Henry Spira a été repris par d’autres associations, qui ont obtenu l’arrêt de la collaboration avec des fournisseurs qui confinent les truies dans des box exigus et l’arrêt d’utilisation d’œufs de poules en cage aux USA et au Canada.
Préférer le dialogue à la confrontation
Pour faire sortir le dentifrice d’un tube bloqué, il faut donc exercer des pressions graduelles, pas trop fortes, en envisageant en même temps une solution pour dégager l’obstruction. Dans toutes ses actions, Henry Spira n’a jamais mis dos au mur les entreprises, préférant le dialogue à la confrontation brutale. “Tout changement majeur advient par étapes”, assure Peter Singer. Choisir sa cible en fonction de la vulnérabilité de l’opinion publique est également un élément fondamental de la réussite d’une campagne. A la fin du livre, l’auteur Peter Singer envisage dix préceptes pour changer le monde et offrir des clés aux militants pour effectuer des actions ayant un impact fort.
Durant ses années de militantisme, l’activiste américano-belge a fait bouger les lignes pour la cause animale, sensibilisant l’opinion publique américaine, le gouvernement et les entreprises. Henry Spira est la preuve qu’une seule personne peut faire la différence. “Si vous repérez une situation injuste, vous devez faire quelque chose”, assurait le militant.
Théorie du tube de dentifrice, par Peter Singer, traduit de l’anglais par Anatole Pons, éditions Goutte d’Or, 350 pages, 18 euros, parution le 24 mai
{"type":"Banniere-Basse"}