La rappeuse du Blanc-Mesnil sort Gangrène le 6 mars, un album de fusion très énervé, avec le groupe Ausgang. Entretien avec une artiste rare, passionnée et engagée.
Avant de défendre Gangrène, l’album de son nouveau groupe de fusion rap/rock, Ausgang, à la Maroquinerie le 17 mars, Casey nous a longuement reçus autour d’un thé. Influences punk, appropriation culturelle du rock, luttes sociales, César : Cathy Palenne (de son vrai nom) explique les raisons de sa colère intacte.
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Comment est né le projet Ausgang ?
Casey – C’est né petit à petit. On en discutait de manière informelle avec Marco [Marc Sens, guitariste, ndlr], qui était avant dans Zone libre. On s’est dit que ce serait bien de faire un truc en fusionnant rock et rap. J’ai rencontré Sonny Troupé, qui vient du milieu du ka [ou gwo ka, un genre musical de la Guadeloupe, ndlr] et du jazz, qui est un putain de batteur. Manu, aux machines, est un ami de Marco. On s’est dit : essayons. Ça a duré deux ou trois ans. Cette dernière année, ça s’est accéléré. On a trié dans les idées qu’on avait, et on a gardé les sons qu’on aimait à l’unanimité.
Le premier extrait de l’album, Chuck Berry, est un morceau manifeste.
Chuck Berry était parmi les premières idées qu’on a décidé de garder. Très vite, il a fait l’unanimité. C’est le texte qui m’est venu le plus facilement, car c’était un résumé d’une expérience que j’avais eue avec Zone libre précédemment. Quand j’allais à la rencontre de médias, ou dans les festivals, les questions qu’on me posait étaient assez bizarres, comme si je n’étais pas vraiment à ma place. On me demandait si je comptais arrêter le rap, comme si j’avais découvert la vraie vie, la vérité. Comme si faire du rock était plus légitime. On me demandait même ce que ça me faisait “d’être là”. On me parlait comme si j’étais une anomalie, ça me frappait.
Je ne comprends pas : le rock, c’est noir en fait ! Le rock est né dans un champ de coton, sinon ce ne serait pas un long cri de douleur. C’est ce décalage qui m’a inspiré ce morceau. Je me sentais comme en stage de rééducation avec mon éduc’ spé. Il y avait un truc un peu condescendant. Je ne comprenais pas cette inversion des valeurs. Le rock et le rap ont exactement le même tronc commun. Chuck Berry est venu comme un premier morceau pour repositionner ça. Sans demande de légitimité, car je n’ai rien à demander à personne, mais pour réexpliquer que le rock, c’est noir.
Sur ce morceau tu dis : “Ma race a mis dans la musique sa dignité de peur qu’on lui prenne / A fait du blues, du jazz, du reggae, du rap pour lutter et garder forme humaine.”
Toutes ces musiques ont émergé d’une histoire, de l’esclavage, des champs de coton. Le blues, le jazz, le rock, le reggae, sans compter les musiques de la Caraïbe. Ce sont des musiques de survie et de résistance. Et le rock en fait partie, car c’est le digne descendant du blues.
Dans le clip, une image illustre bien ce parallèle : on voit une kora brûler à côté d’une guitare électrique.
Oui, parce que c’est l’héritage de l’Afrique. Ecoute Ali Farka Touré, c’est du rock, c’est du blues. Je voulais vraiment faire le lien entre l’Afrique et le rock, qu’on peut considérer comme uniquement blanc et occidental.
Sur Bâtard, tu critiques les “sosies ratés de Jim Morrison, qui n’ont rien à dire alors ils chantent en anglais”.
Je n’ai pas une grosse culture rock, mais les rares trucs sur lesquels je tombe en France, c’est souvent en anglais. Se couper de sa langue maternelle pour exprimer des émotions, c’est s’assurer de ne rien dire. Au même titre que souvent, dans ces milieux, on prend le rap de haut, de manière condescendante, en lui apposant des clichés, j’ai voulu montrer que le rock est extrêmement stéréotypé. Des stéréotypes rock, j’en croise tout le temps : la chemise demi-ouverte, les cheveux un peu vol-au-vent, l’air de n’en avoir pas grand-chose à foutre mais tu sens que tout est très étudié, la guitare super-brillante, etc. Bâtard, c’était pour dire que les stéréotypes, c’est pour tout le monde. Les stéréotypes du rockeur, c’est tous ces types qui se prennent pour Jim Morrison et Mick Jagger.
Comment expliques-tu que le rock soit devenu si consensuel, alors que le rap, même mainstream, continue de dire des choses sur le monde social ?
Un rappeur, même en payant l’ISF, peut subir à tout moment un contrôle de police. C’est ça, la différence. Tu n’échappes pas à qui tu es, ni à ce que tu es, quand tu fais du rap. La perception qu’on a de toi et du lieu d’où tu viens te rattrape. Alors que si tu fais du rock, a priori, tu fais la musique appréciée par les dominants et les puissants. Et si tu es blanc et bourgeois, tu fais directement partie de cette caste. Il ne va pas t’arriver grand-chose, à part peut-être rater la marche en descendant d’un taxi bourré. Je pense que c’est ça, la différence. Si tu es un footballeur extrêmement riche, ou un rappeur extrêmement riche, tu n’échappes ni à la garde à vue, ni à la prison. Ce qui n’est pas le cas pour d’autres catégories socioprofessionnelles. Tu peux être politicien et taper dans la caisse allègrement, tu ne verras jamais l’ombre d’une Cour de Justice, ou alors tu iras rarement en prison.
Quel regard portes-tu sur le rap français aujourd’hui ?
On me pose souvent cette question. C’est un truc générationnel. Il y a des gens de ma génération qui se prennent la tête avec ce que font les petits. J’ai l’impression qu’ils se prennent pour les gardiens du temple. Ils ont l’impression que ce qu’ils faisaient était mieux. C’est juste autre chose, c’est une autre époque. Ils ont une difficulté à vieillir, à faire le deuil. Si t’as cinquante ans, que tu as aimé le rap, et que tu ne comprends pas les goûts d’un enfant de quinze ans, bravo ! Tu es à ta place, ça veut dire qu’a priori tu es un adulte équilibré. Donc je n’ai rien à dire sur le rap de maintenant. On s’en fout de ce que je peux en penser !
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Quand Booba distribue les bons et les mauvais points sur le rap français, qu’est-ce que ça t’inspire ?
Je pense que c’est à vous, journalistes, de vous demander pourquoi ça vous intéresse tant de connaître son jugement ou celui d’autres rappeurs. C’est comme si le rap était la même musique pour tout le monde, qu’on soit petit, grand, qu’on vienne d’un endroit ou d’un autre. Mais non, ce n’est pas la même musique ! Dans le rock, ce sont des choses que les gens arrivent très bien à comprendre. Qu’est-ce qu’un mec de 50 ans peut avoir à dire à un mec de douze ans qui rappe ? Ils n’ont rien à se dire, et c’est normal. Je ne sais pas ce que les petits de douze ans écoutent, ce n’est pas de mon âge, je ne suis pas la cible. Ce serait même particulier que j’ai quelque chose à en dire.
Quelles sont les influences musicales d’Ausgang ?
On n’est pas partis d’influences, mais de choses qu’on voulait voir figurer dans le disque. A la batterie, je voulais parfois des beats comme dans Chuck Berry, qui flirtent un peu avec la trap car il y a beaucoup de charleys. Il y a un morceau, La Rage m’appelle, qui fait un peu plus hard, qui est plus lourd. Le morceau Elite, c’est une nappe vaporeuse, lancinante, un peu électro, qui flirte avec ça. Bâtard, c’est le morceau un peu punk, bordel de fin de concert, avec un BPM élevé. On voulait que chacun puisse s’y retrouver un peu. On a tous mis notre patte. On était content de se dire que chaque morceau, on l’a validé ensemble.
Le résultat, c’est un album taillé pour le concert.
C’est cool que tu dises ça, car je pense que c’est en live que cet album va vraiment exister. On répète beaucoup en ce moment, et le truc s’étoffe, grossit, c’est un monstre qui commence à s’élargir. Le kiff absolu, ce serait de tourner et d’enregistrer après, une fois que t’as les concerts dans les pattes, que le vêtement te va vraiment, te colle au corps. C’est ce qui se faisait avant, dans les années 50-60. Là, tu sais que le truc est parfait. En tout cas, je pense qu’à la fin de la tournée, ça aura beaucoup bougé.
Il y a aussi quelque chose de très punk dans l’album. C’est un style que tu écoutes ?
Le punk, ce n’est pas une musique que j’écoute, c’est une musique qu’on me fait écouter. Ma culture de base c’est le peura et toutes les musiques caribéennes, qui sont dans le giron familial. Tout ce qui est en dehors de ma culture de base vient des rencontres que j’ai faites avec des gens qui écoutaient du hard, du punk, du rock. Et, à chaque fois, j’ai kiffé l’énergie. Je retrouvais un truc à l’intérieur, viscéral. Il y a des choses que je trouve punk dans le rap, et inversement. Comme quoi, la musique est une lecture personnelle.
On pense forcément à Rage Against the Machine en écoutant Ausgang.
Oui, tu ne peux pas ne pas penser à eux, même s’il y en a d’autres. Eux, je les ai vraiment écoutés. Et quand je les ai écoutés, je me suis dit : celui qui rappe, il vient du peura. Et en effet, Zack de la Rocha vient du rap, il s’est tué avec EPMD, qui est son groupe favori, je crois. C’est ça qui fait la différence par rapport à d’autres groupes de fusion. Il a une culture, ça s’entend direct. Rage était novateur pour ça, tout comme Asian Dub Foundation, qui avait une culture reggae et peura. La vraie fusion est là.
Dans Ausgang, la fusion prend parce que c’est un échange réel et sincère. Nous ne sommes ni en opposition, ni en juxtaposition. C’est pour ça que certains morceaux comme Chuck Berry marchent bien. D’ailleurs, je trouve que quand tu écoutes Tyler, The Creator, Kendrick Lamar ou Kanye West, tu sens que les frontières bougent. Moi j’écoute beaucoup SAINt JHN, et tu sens qu’il y a un truc un peu rock dedans, même si c’est trap : dans la façon de délivrer, d’envoyer la voix. Ce n’est plus si clair qu’il y a trente ou quarante ans, ce n’est plus aussi clivé.
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Le morceau Aidez-moi, qui a été clippé, est le plus lent, triste et sombre de l’album : “L’œil féroce, la tête basse, mordre la corde jusqu’à ce qu’elle casse”… Dans quelle disposition d’esprit étais-tu pour l’écrire ?
Tu sais, dès qu’il y a un truc un peu sombre, un peu triste, c’est pour moi. Je n’avais pas d’idée particulière. Quand on faisait le morceau, j’ai écrit le refrain, et ça a commencé à venir. Ce sont des trucs de sensation. Le son est sans lumière, donc le texte tire vers le bas. Quand c’est sombre et triste, ça me fait plus facilement écrire. C’est plus aisé pour moi de raconter de la faille, de l’échec. Je l’ai déjà fait sur d’autres morceaux, ça me touche. Ce qui revient, c’est l’enfermement, la difficulté à être, à vivre. Mais il y a tout de même de l’espoir : le fait de demander de l’aide, c’est s’ouvrir aux autres.
L’album s’appelle Gangrène, et sa pochette a une esthétique antifasciste. Qu’est-ce que tu désignes par là ?
Dans l’album, je parle de ce que je suis, de ce que je connais, de ce que je vois. Etant noire, étant d’un quartier, faisant du rap, mon positionnement et mon regard sur la société ne sont pas ceux du dominant. Je sais que tout va mal, que c’est dur. Je peux choisir de ne pas voir, mais ma vie au quotidien, c’est ça. Il y a encore quelques jours, je me suis fait contrôler alors que j’étais juste sur le trottoir. Quand t’as douze ans tu te dis, ça va. A seize ans, ok. Mais à un moment, il y a un âge où tu es humilié, c’est humiliant.
C’est une vie de lassitude, à répéter la même chose. Je veux dire que chacun d’entre nous, que tu sois un rebeu à barbe, une femme voilée, un noir, que tu sois pauvre, ou tout ça en même temps, tu es un individu. On n’a pas à se voir et à se vivre à travers l’œil de la domination économique et sociale, celle qui te demande de te taire tout le temps et de ne pas exister. C’est notre quotidien, c’est réel, et ça empoisonne la vie de tout le monde. D’où le titre Gangrène. On l’a vue encore avec les César. Les gens en ont marre !
Tu as vu la cérémonie des César en direct ?
Je ne regarde jamais ce truc-là. Je savais que cette année il fallait regarder un peu, donc j’ai zappé. Il ne s’est rien passé : que des gens qui ferment leur gueule, à part a priori la maîtresse de cérémonie. C’est l’endroit de la docilité. Tu la fermes. Ce que je peux comprendre, car tu veux un taff. C’est ça toute la perversion du pouvoir et de la domination. On joue avec ta vie : tu vas la fermer parce que tu veux un taff. C’est pareil dans ton milieu, en tant que journaliste, tu connais la limite. Parle si tu veux, il n’y aura pas de censure ! Mais par contre, il peut y avoir une sanction.
Et le César remis à Polanski ?
Ce sont les dominants qui disent : “Vous n’avez pas compris ? On fait ce qu’on veut !” Avec ce truc imbécile qu’on nous sert à chaque fois entre l’homme et l’artiste. Les puissants se congratulent entre eux et nous envoient ce message : “Plus vous braillerez dans notre direction, plus on pèsera de tout notre poids.” C’est la mise à l’amende totale. En soi, on s’en fout de Polanski. Il ne s’agit pas d’individus, mais du système qui leur permet d’exister et d’exercer leur perversion en toute impunité. Avec les César, on a compris que c’était un système. Ce n’est pas Roman Polanski à lui seul qui a convaincu je ne sais combien de votants à voter pour lui. Ils se neutralisent entre eux pour maintenir leurs privilèges. Il y a une façon de se vivre, de se projeter au quotidien quand tu as du pouvoir, et c’est ça qu’ils veulent préserver. Et cela nécessite le silence des autres, des victimes.
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Sur Elite tu dis quelque chose qui illustre bien ce phénomène : “C’est toi qu’on sauve quand la raison brûle.”
Bien sûr ! N’importe quel petit de ce monde te dira qu’il ne leur arrive jamais rien. L’élite est réelle. L’impuissance est réelle aussi.
Tes deux albums solos (Tragédie d’une trajectoire et Libérez la bête) ont été réédités, et le morceau Rêves Illimités a été clippé. Tu te dis quoi, quand tu jettes un œil dans le rétro ?
Le rétro, j’essaye d’éviter. Regarder en arrière, c’est un peu mourir. Je regarde en arrière seulement pour me rappeler que j’ai déjà vécu des expériences compliquées, où j’avais l’impression de ne pas y arriver. Regarder derrière, c’est juste pour me rappeler que c’est déjà arrivé, et que ça ne m’a pas freiné.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Ausgang – Gangrène (A-parte/Baco Distribution)
Concerts – Le 17 mars, Paris (La Maroquinerie), le 18 mars, Toulouse (Connexion Live), le 19 mars, Lyon (Le Jack Jack), le 20 mars, Saint-Brieuc (Bonjour Minuit)
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