Ce documentaire poignant, réalisé en temps de guerre par deux cinéastes, s’offre comme le bouleversant portrait d’une jeunesse syrienne.
Saeed et Milad ont une vingtaine d’années. Le premier suit des études d’ingénieur, le second étudie aux Beaux-Arts de Damas. Mais depuis que leur pays, la Syrie, est devenu un immense champ de bataille, leur vie de jeunes hommes en devenir s’est ralentie. L’euphorie de la révolution de 2011, puis ses désillusions et les bombardements quotidiens, le manque de confort, d’argent, de nourriture…Plus le temps désormais de penser à un avenir proche. Après les leçons d’ingénierie et les cours d’histoire de l’art, il faut maintenant apprendre à survivre dans un monde au temps disloqué, à l’espace morcelé. Il faut aussi savoir, très vite, se cacher n’importe quand, n’importe où, rester chez soi des heures durant ou sortir dans les rues désertes et démolies de la ville de Douma, bastion des groupes rebelles que les jeunes gens ont décidé de rejoindre.
Alors pourquoi vouloir filmer dans un tel chaos ? Saeed, l’un des réalisateurs, s’adressant à des étudiants en cinéma, a une réponse : “L’image est le dernier rempart contre le temps.” C’est à ce temps des années 2010 et d’aujourd’hui, ce temps mortifère et paradoxalement plein de vie, que s’agrippe Still Recording. Une œuvre puissante qui porte jusque dans son titre cette impérieuse nécessité de filmer ce temps mort, presque invisible, de la guerre.
Le film est forcément un document de grande valeur (historique, sociologique…), mais ne peut se limiter à une pièce à conviction. Car derrière les gravats et les cadavres éparpillés au sol – que l’on prend soin de filmer avec pudeur et distance –, surgit le portrait de garçons et de filles, joyeux.ses et fêtard.e.s, artistes refusant les armes ou les rebelles armés. C’est aussi celui de cinéastes en plein apprentissage, s’interrogeant sur la capacité du cinéma à s’emparer d’un événement aussi tragique.
Pour retenir le temps de leur jeunesse et pour que la vie subsiste un peu, Saaed, Ghiath, Milad et les autres filment ou colorent les murs de la ville fantôme, organisent des expositions, font de la musique et parfois même se marient. Dans une séquence saisissante, Milad, face caméra, se demande si le film qu’ils sont en train de fabriquer sera vu par un public. C’est aussi parce qu’on le sait si près de la mort, si fragile (la caméra et les filmeurs sont à la portée des snipers qui entourent la ville) et robuste à la fois, que Still Recording est si précieux, presque fou, comme l’est ce joggeur croisé au hasard des ruines de la ville, qui continue à courir sous les bombes et les tirs.
Still Recording de Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub (Syr., Lib., Qat., Fr., 2018, 2 h 08)