Avec Comme si de rien n’était, premier long métrage au style dépouillé, elle raconte le quotidien d’une jeune éditrice ayant subi un viol, mais qui “refuse d’être une victime”.
La scène la plus dérangeante que l’on trouve dans le premier long métrage d’Eva Trobisch raconte un viol. Pourtant, au cours des 90 minutes asphyxiantes que dure Comme si de rien n’était, le mot ne sera jamais prononcé. Ni par sa victime, une jeune femme cultivée qui travaille à Berlin dans le monde de l’édition, ni par son bourreau. Et pas tellement plus par la réalisatrice.
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Dans le café où on la rencontre à Paris, elle picore un croissant, choisit avec précaution ses mots : “Je ne me suis jamais dit que je filmais un viol. Sur un plan judiciaire ou moral, c’en est un, mais la scène se concentre sur le vécu intime des personnages. La façon dont se passent les choses est plus floue, complexe. L’héroïne n’est pas consciente de la violence qu’elle est train de subir.”
Comme si de rien n’était relate l’histoire de Janne qui, à la suite de cette épreuve vécue lors d’une réunion d’anciens camarades, va tout faire pour l’ignorer. L’enfouir dans les replis de sa vie quotidienne et amoureuse. “Avec des armes intellectuelles, Janne essaye de contrôler les choses et de minimiser leur impact sur sa vie. Elle refuse d’être une victime.”
Sauf que le bourreau réapparaît dans sa sphère professionnelle, puis, de manière plus terrible et viscérale, dans son corps, quand elle comprend qu’elle est enceinte. A partir de là, se noue une tension presque intolérable entre douleur et déni, blessure et orgueil.
Une héroïne moderne, entre Mouchette et Rosetta
Cette ambivalence en fait une héroïne moderne, autant qu’ont pu l’être avant elle la Mouchette de Bresson ou la Rosetta des Dardennes : victimes par essence, repliées dans leur carapace, rugueuses, dures et souvent antipathiques. Janne est ce genre de personnage (l’actrice Aenne Schwarz, métallique). Eva Trobisch la dépeint comme un esprit tiraillé entre deux forces : “J’ai lu les existentialistes, Sartre, et j’ai été très marquée par l’idée d’autodétermination.“
”Janne pense qu’elle peut tout maîtriser, que les événements de sa vie ne relèvent que de sa volonté. Mais elle fait l’expérience des limites de cette croyance, en vivant ce que Bourdieu décrit dans ses livres : il y a des limites sociales et émotives qui font que nous ne sommes pas complètement libres. Si on est violée, ça affecte notre corps et notre âme. Si on naît pauvre aussi.”
Née à Berlin-Est en 1983, Eva Trobisch vient d’une famille qui travaille dans le théâtre, mais elle s’est dirigée tôt vers le cinéma. Etudes à Munich et New York, master de scénario à Londres. Remis sur le métier maintes fois (avant et après la naissance de son enfant), le scénario de Comme si de rien n’était mettait en scène, à l’origine, un couple de diplomates dont le mari est maltraité par sa femme (passé ici au second plan et contrepoint intéressant au récit) et ne faisait que spéculer sur l’autre réalité que dessine le film : la fermeture de la société d’édition de Janne et de son compagnon, faute de bénéfices suffisants.
Un naturalisme affûté, proche de l’ascèse
“A Berlin, depuis deux ou trois ans, les petites sociétés d’édition s’effondrent, les sociétés de production et les labels de musique font faillite à cause de réalités économiques. Quand cela arrive à mes personnages, ils s’interrogent : ‘Qui définit que nous avons échoué ? On a des lecteurs, de bonnes critiques, alors est-ce que tout doit s’arrêter parce que simplement nous ne sommes pas économiquement viables ?”
La réponse de Janne est d’intégrer une grosse boîte d’édition sans âme – où elle croise chaque jour son violeur, flippé et balourd, en quête de pardon. “Pour ce rôle, c’est intéressant parce que je recherchais un homme sensible et tendre. Je ne voulais pas tomber dans le stéréotype du mâle alpha. Mais si j’ai choisi Hans Löw (qui a joué dans In my Room et Tony Erdman – ndlr), c’est parce qu’il est très grand.“
”Ça veut dire que même si le genre est une construction identitaire, comme l’a théorisé Judith Butler, quand on voit ces deux corps côte à côte, on comprend que le genre existe malgré tout par la supériorité physique des hommes, souvent plus forts. Comment les femmes gèrent-elles ça ? Il leur reste la force psychique et mentale.” Cette réflexion, la cinéaste la traduit par une succession de plans au couteau, un naturalisme affûté, proche de l’ascèse.
Une économie proche du dogme de Lars von Trier
“Mon idée était de créer un monde qui existerait par lui-même et dans lequel nous ne serions que de passage, comme des invités. Les acteurs ne font rien de démonstratif, la caméra non plus. On ne fait rien pour les spectateurs. On peut juste observer.“
”Le reste des choix esthétiques a découlé de ça : pas de lumière artificielle, pas de plan frontal, on n’en sait pas plus que les personnages, on n’est jamais dans une pièce avant eux. Je voulais capturer une réalité qui ne répond pas aux codes du storytelling.”
Moins proche de ses aînés allemands qui ont cultivé dès leurs débuts un cinéma aux airs de rêve éveillé (Christian Petzold, Christoph Hochhäusler…) que d’une économie proche du dogme de Lars von Trier, Eva Trobisch incarne à elle seule un emballant renouveau du cinéma outre-Rhin.
Comme si de rien n’était d’Eva Trobisch avec Aenne Schwarz, Hans Löw, Andreas Döhler (All., 2019, 1 h 30)
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