En 2004, “Les Inrocks” avaient longuement rencontré l’écrivain qui vient de disparaître. Philip Roth venait de publier “Complot contre l’Amérique”, dystopie sur une Amérique antisémite et pro-nazie. L’occasion d’évoquer les obsessions et les rencontres multiples d’un homme qui, comme il le reconnaissait lui-même, s’était plongé tout entier dans “ce métier cinglé qui consiste à écrire des livres”. Une rencontre rare.
La brutalité, le tragique, l’ironie, c’est ce qui depuis vingt-cinq ans relie tous les livres de Philip Roth, de Portnoy à La Tache. La sortie cet automne aux Etats-Unis, à quelques semaines des élections présidentielles, de The Plot against America (Le Complot contre l’Amérique) ne manquera donc pas de susciter la polémique. On entendra parler de Roth, d’autant qu’en France sont publiés aussi à la rentrée trois de ses écrits. En attendant, rencontre rare à New York.
Quand il réside à New York, et non dans sa maison du Connecticut où il vit la plupart du temps, Philip Roth reçoit dans son studio, agréable appartement dont les larges fenêtres et le balcon dominent l’Upper West Side. Les murs, entièrement blancs, y sont sobrement décorés, pour l’essentiel de caricatures au fusain. Elles sont signées du peintre Philip Guston, son ami, mort en 1980, auquel il consacre un chapitre dans le petit livre Parlons travail, l’un des trois ouvrages à paraître cet automne chez Gallimard. Nombre de ces caricatures, dans l’entrée, figurent Roth lui-même à l’époque de sa rencontre avec Guston, au tout début des années70, à Woodstock, lorsqu’il devait se réfugier dans une résidence pour artistes afin d’échapper à l’invraisemblable succès de scandale engendré par Portnoy et son complexe. On y voit un Philip Roth aux cheveux longs et frisés, affublé d’une moustache épaisse censée lui permettre de circuler incognito.
Plus loin dans la pièce, derrière le fauteuil bas près duquel repose l’édition en poche d’une biographie d’Hemingway, une télévision où, lorsqu’il n’écrit ou ne lit pas, l’auteur de Pastorale américaine suit avec le même intérêt passionné informations et matchs de base-ball ; en vis-à-vis du lit, près du coin cuisine, deux tables impeccablement rangées servant de bureau et, entre elles, à hauteur de poitrine, sur le pupitre où des maux de dos récurrents l’obligent à écrire ses livres, debout le plus souvent, le jeu d’épreuves avec la jaquette de son nouveau et violent roman à paraître cet automne aux Etats-Unis : The Plot against America (Le Complot contre l’Amérique).
Tout semble ordonné, et l’ensemble dégage un sentiment de concentration assidue – pas très éloigné de ce que l’on peut imaginer du studio où Zuckerman, le narrateur alter ego de Roth dans La Contrevie, réécrit et invente la vie de son frère “à partir du peu qu’il en savait” : le lieu paisible parfait pour se livrer à cette discipline qu’est l’écriture, si parfait même qu’il en devient presque abstrait. Rien ne révèle que l’on se trouve ici dans l’atelier d’un homme qui, de 1966 à 1977, de Chicago à Princeton via l’Iowa, a consacré, sous le titre “reading fiction”, ses séminaires à l’étude des “situations extrêmes” en littérature – et l’essentiel d’une œuvre énorme (vingt-cinq livres aujourd’hui) aux désordres privés, aux conflits publics, et à tout ce que la vie peut offrir de plus sauvage, de moins contrôlable. Ma vie d’homme (1971), ou la guerre des sexes, d’une violence stupéfiante, entre un mari et sa femme qui, tous deux, luttent pour leur indépendance, et tous deux butent dans leur quête l’un sur l’autre, l’un contre l’autre, jusqu’à la mort. Portnoy et son complexe (1969), ou l’histoire d’un Juif militant des droits de l’homme confronté pour sa plus grande honte à d’incontrôlables besoins sexuels.
Considéré dès sa sortie comme une comédie hilarante sur le sexe et la masturbation, Portnoy allait tout à la fois consacrer Roth dans le grand public mondial et l’enfermer dans une catégorie qu’il vomit. C’était le début des malentendus. “Si drôle que soit Portnoy, dit-il, ce que j’ai voulu faire en écrivant ce livre était extrêmement sérieux. J’ai voulu écrire un livre sur la brutalité. Sur ma propre découverte de l’aspect brutal des choses, dans une famille juive, dans le sexe, ou dans la vie intérieure d’un homme. L’incontrôlable. L’ironie, le tragique, la bouffonnerie de l’incontrôlable, en soi et dans le monde. Je n’ai jamais rien écrit d’autre.”
Vingt ans après Portnoy, Le Théâtre de Sabbath, en 1989, sera la version noire, plus radicale encore, de cette brutalité domestique qui, chez Roth, quelle que soit la forme qu’elle prend, n’est jamais triviale. “J’ai grandi dans une atmosphère très ordonnée et tranquille”, dit Philip Roth, né en 1933 dans la ville de Newark, New Jersey – une ville à majorité juive jusqu’aux émeutes des années 60 et qui, dans la plupart de ses livres, sert tout à la fois de décor et d’emblème d’une Amérique pastorale aujourd’hui disparue. “L’ordre et le calme étaient dans la nature du genre de vie que nous menions dans la ville, dans notre quartier comme à la maison.”
Son père, ainsi qu’il l’a lui-même raconté dans Patrimoine (1991) – le livre qu’il lui a consacré et l’une de ses rares incursions dans le domaine non romanesque –, travaillait comme agent d’assurances, sa mère élevait les enfants: une famille sans histoires. “Pas de divorce, pas de querelle particulière, un voisinage paisible, et des parents extrêmement responsables et travailleurs que j’admirais. Le grand désordre dans les années 40 était la guerre, et les titres des journaux qui portaient jusqu’à nous le bruit et la fureur exerçaient une fascination certaine, mais c’était loin. Et dans l’ensemble, mon expérience de la vie quand j’étais enfant et adolescent était celle de la prédictibilité.”
Que s’est-il donc passé? “Il s’est passé que j’ai quitté la maison !”, répond-il avec un éclat de rire – suivi d’un soupir sincèrement désespéré: “J’ai quitté la maison et j’ai choisi ce métier cinglé qui consiste à écrire des livres.”
Dans Parlons travail, Roth remarque, à propos de Primo Levi, que “l’on peut ranger les écrivains en deux catégories : ceux qui vous écoutent, et ceux qui ne vous écoutent pas.” Lui-même se range incontestablement, tout comme l’auteur de Si c’est un homme, dans la première catégorie.
Grand, mince, d’une allure et d’une énergie juvéniles qui lui font paraître aisément dix ans de moins, la spontanéité généreuse et vivace avec laquelle il s’exprime n’empêche ni la précision presque chirurgicale du vocabulaire ni l’attention extrême avec laquelle il vous écoute parfois quand, soudain, au détour d’une question qui l’intéresse, vous saisit un regard nocturne, fixe, extraordinairement concentré: ici la lenteur d’esprit, la bêtise ou l’excès de sérieux ne sont pas de mise. “Je n’ai jamais été un bohémien. J’ai toujours mené la vie disciplinée et ordonnée dont j’ai besoin pour écrire mes livres. Mais, ajoute-t-il tandis que sa voix baisse lentement jusqu’à une sorte de murmure, le désordre, pour un écrivain, c’est le doute, qui est quotidien. Mes amis docteurs ou dentistes savent comment traiter tout ce qui passe leur porte, et je les envie. A mesure que les années passent, ils deviennent plus sûrs d’eux, plus efficaces. Quand vous êtes écrivain, c’est le contraire, vous n’êtes jamais professionnel, jamais. Chaque livre vous ramène à votre statut de débutant, chaque départ est une torture exactement comme si vous n’aviez rien écrit de votre vie, et vous bénissez la première idée qui vient, si peu convaincante soit-elle.”
La réflexion peut paraître étrange, voire effrayante, chez un écrivain d’une telle amplitude, qui a signé quelques-uns des plus grands classiques de la littérature contemporaine. Après tout pourquoi, si c’est si difficile, continuer à écrire des romans – ce genre que l’on dit bourgeois et dépassé ? Pourquoi ne pas abandonner la fiction ? Pourquoi chercher les problèmes ?
L’idée à l’origine de The Plot against America, un livre très certainement promis à la polémique cet automne, est en effet loin d’être évidente. Roth lui-même, Roth enfant, en est le héros, et avec toute sa famille – et, là encore, là plus que jamais peut-être, la fiction ouvre en grand les portes de la violence. Le roman, certainement l’un des plus étranges et des plus brutaux qu’il ait écrits, décrit la vie calme et quotidienne des habitants de Newark, bouleversée par… la dictature de l’aviateur Lindbergh, imaginé ici en candidat républicain élu président des Etats-Unis contre Theodore Roosevelt en 1941. D’opinion pacifiste, Lindbergh refuse d’entraîner l’Amérique dans le conflit mondial, passe un accord avec Hitler et Mussolini, accuse les Juifs de comploter pour la guerre et contre l’Amérique. Des pogroms sont déclenchés, New York fait sécession, la pègre juive s’en mêle, la guerre civile éclate tandis que la famille Roth, traversée de conflits, est menacée d’implosion, et que le livre s’enfonce dans le bruit, la fureur et les meurtres, alors que le personnage le plus ambigu du roman s’avère Roth lui-même, qui plonge progressivement dans le mutisme et le secret.
The Plot against America résonne bien sûr d’échos contemporains et risque d’apparaître comme un brûlot polémique, mais c’est, semble-t-il, largement au corps défendant de l’auteur. “Je n’ai pas cherché du tout à faire un livre d’actualité, se défend-il. Au contraire, mon seul souci en l’écrivant était de reconstruire du mieux possible la vie à Manhattan au début des années 40.”
Reste que l’aspect le plus saisissant et le plus mystérieux du livre est bel et bien, en dépit ou à cause de sa base fictive, son impressionnant caractère de vérité. “J’essaie simplement de suivre une idée et de la développer jusqu’au bout, heureux quand j’y parviens. Pourquoi écrire de la fiction ? The Plot against America est très proche de la façon dont les choses se passaient dans ma famille, c’est sans doute la description la plus exacte que j’en ai donnée, mais la situation est tout à fait irréelle. C’est peut-être une limitation, mais la non-fiction n’excite pas mon imagination verbale, c’est tout ce que je peux dire. Pour écrire, j’ai besoin de quelques éléments de base : l’accès à l’environnement familier, parce que c’est ce qui donne la densité nécessaire à la narration, et une histoire, un conte qui engage toutes les questions essentielles. Ce que l’absence de fiction ne parvient dans mon cas pas à faire.”
Dans Les Faits (1988), où Roth raconte, sobrement, et sans le détour de la fiction justement, son premier mariage, le récit, passablement corseté, est suivi d’une lettre critique assez pénétrante, “signée” de son alter ego fictif, Nathan Zuckerman, et adressée à l’auteur: “On juge moralement l’auteur d’une autobiographie dont le mobile est avant tout éthique, et non esthétique. Dans quelle mesure la narration s’approche-t-elle de la vérité ? L’auteur dissimule-t-il ses intentions, présente-t-il ses actions et ses pensées pour mettre à nu la nature fondamentale des circonstances ou s’efforce-t-il de cacher quelque chose, dit-il les choses afin de ne pas les dire ? (…) Ton livre est en gros ce que l’on obtient quand on a Roth sans Zuckerman : ce que l’on obtient chez pratiquement tout artiste lorsqu’il renonce à l’imagination.” Et il conclut : “Ne le publie pas. Le véhicule d’une auto-éviscération réellement implacable, d’une authentique confrontation avec toi- même, c’est moi.”
La fiction ici semble bien le lieu d’une lutte implacable. “Je n’écris pas sur des fils à papa comme George W. Bush qui ont dilapidé leur jeunesse de soirée en soirée sans se poser de questions. Ce n’est pas mon sujet. Mon sujet, ce sont les mécontents. Les frustrés. Des personnages qui se débattent avec des questions touchant l’injustice personnelle ou la loyauté. Et plus encore, mon sujet, c’est, je crois, la vulnérabilité de l’homme – et plus particulièrement de l’homme qui a cherché à se construire une existence indépendante. Coleman Silk dans La Tache par exemple, qui a vécu toute sa vie comme un citoyen d’université jusqu’au jour où il se fait trahir, il se fait avoir. Ou Swede Levov dans Pastorale américaine, qui croit avoir construit sa vie de famille jusqu’au jour où surgit, inexplicable, le monstre qu’est sa fille. Ou Tarnopol dans Ma vie d’homme, qui bute sur un autre monstre, sa femme. Ou Portnoy. Un homme peut être abattu, peut être atteint. Je crois que c’est ce qui m’intéresse en tant qu’écrivain : par quoi ou par qui un être fort peut-il être abattu ? Si fort soit-il, ce ne sera jamais par un géant, c’est par les faibles que vous tombez. Ou par l’Histoire, ou par la combinaison de ces deux facteurs avec quelque chose en vous-même. J’écris sur des hommes peut-être forts mais dépassés néanmoins par des forces internes ou externes. Et enfin, selon une tradition régionaliste très américaine, j’écris sur des lieux, généralement, dans mon cas, des lieux sous pression, et sur l’effet de ces lieux sur ceux qui les habitent. A commencer par Newark. Je dirais que venir d’une ville industrielle du nord-est des Etats-Unis avait tout pour m’intéresser, mais Newark n’est devenue une composante vraiment importante de mes livres qu’après avoir été mise à sac, quasi détruite par les émeutes des années 60. De même, je me suis intéressé à Prague durant la guerre froide, à Jérusalem qui est sous pression constante. Ça semble être la seule façon pour moi de raconter une histoire.”
Dans La Contrevie, un livre de 1987 qui ressort cet automne, tous ces thèmes sont portés à incandescence avec une puissance inégalée – le roman, qui joue avec les potentialités de la fiction jusqu’au vertige, se passe entre Newark, Jérusalem et une campagne anglaise pacifique soudain devenue le lieu d’un affrontement tout à la fois conjugal et “ethnique”,
et l’effet produit est unique, tant par l’impression de vérité – les
visites de Zuckerman chez les colons de Cisjordanie restent vingt ans après d’une actualité brûlante – que par la puissance de réflexion sur la nature même du roman. Surtout, l’imbrication des questions intimes et historiques touche ici à son comble.
Newark, Jérusalem, Prague : c’est au début des années70, trois ans après l’invasion de la Tchécoslovaquie, que Philip Roth, invité par sa maison d’édition, a commencé à se rendre régulièrement à Prague, alors sous
occupation soviétique. Très vite introduit dans les milieux littéraires non officiels, il rencontre Rita Budinova, qui deviendra après la chute du Mur première ambassadrice de Vaclav Havel aux Etats-Unis, et qui pour l’heure lui fait découvrir le romancier Ivan Klima – futur auteur d’Amour et Ordures – et Milan Kundera. A New York, il fait la connaissance des cinéastes Ivan Passer et Milos Forman, à l’époque de parfaits inconnus. “Et peu à peu, j’ai découvert et je me suis mis à aimer profondément ce pays et ces gens.”
A Londres, il rencontre Marianne Steiner, la nièce de Kafka, qui lui fait rencontrer, à Prague, sa cousine Vera Saudkova, laquelle possède encore chez elle le bureau de Kafka. “Toute la famille de Kafka est morte à Auschwitz, mais les filles avaient survécu ! Bien sûr, j’étais extraordinairement enthousiaste. C’est Vera qui m’a mis en contact avec la veuve de Jiri Weil, et c’est ainsi que je suis entré en possession de ces manuscrits formidables que sont Vivre avec une étoile et Mendelssohn est sur le toit.”
Ainsi également naît l’idée d’une collection, “Ecrivains de l’autre Europe”, que Philip Roth anime chez Penguin entre 1974 et 1989, et où il publiera une quinzaine de titres. “C’était une époque très riche pour moi. Une manière aussi d’échapper à tout le cirque engendré par le succès de Portnoy. Je vivais la majeure partie du temps à Londres. Quand j’étais à New York, je dînais dans l’East Side, dans des restaurants tchèques ou hongrois, en compagnie de gens simples qui ne pouvaient aucunement m’identifier avec l’auteur de ce livre. Puis j’avais le cercle praguois. Et enfin Israël, où je me suis rendu une fois par an à partir de la fin des années 70. C’est de ça qu’est née la série des Zuckerman, vraiment. Même si ça n’a jamais été ni lu ni compris par personne de cette façon, le sujet pour moi était de confronter deux conditions d’écrivains. D’un côté, le ridicule et l’excès de légèreté d’un romancier américain perdu dans la grande trivialisation de la culture de masse, et de l’autre le poids qu’avaient à subir ceux vivant sous pression politique. C’est pourquoi j’ai toujours envisagé la fin de la trilogie des Zuckerman à Prague et c’est pourquoi La Contrevie se passe en partie à Jérusalem.”
A lire Parlons travail, le recueil d’entretiens réalisé par Philip Roth au cours de ces années-là avec, en plus des romanciers déjà cités, Primo Levi, Aharon Appelfeld, I. B. Singer…, on réalise peu à peu combien ces écrivains de l’apocalypse européenne ont compté pour le romancier régionaliste de Newark. Tout se passe comme si Roth, depuis son retour aux Etats-Unis, avait en quelque sorte traduit en termes américains quelque chose de l’expérience européenne, parfois avec l’histoire de son pays, mais parfois aussi, et de manière plus étonnante, avec un matériau infiniment plus trivial.
“C’est très possible, en convient-il. Ces écrivains m’intéressent parce qu’ils ont vécu au cœur de l’Histoire et ont été brûlés par elle. Et je crois qu’effectivement, à force de les lire et de les publier, je les ai incorporés à mon univers quand je suis rentré vivre aux Etats-Unis en 1989.”
A partir des années90, avec Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste, La Tache et maintenant The Plot against America, la focale s’élargit, les romans de Roth prennent l’ampleur de fresques contemporaines. “Un autre facteur a joué aussi sans doute : c’est l’âge. En vieillissant, j’ai pu me retourner sur l’histoire de l’Amérique au XXe siècle et sur la manière dont elle m’a façonné. Je crois que je n’ai jamais cessé d’écrire sur l’Amérique. Sur la chance qu’il y a eu pour moi d’être américain au XXe siècle. La chance que mon arrière-grand-père ait quitté Lemberg à temps et soit arrivé jusqu’à Newark. Aujourd’hui, nous devons subir l’insupportable lourdeur du Parti républicain et la manière absurde dont ces gens exagèrent tout depuis l’empeachment de Bill Clinton jusqu’aux armes de destruction massive, et c’est une tragédie. Tant de mensonges et d’incompétence sont effrayants, absurdes et insupportables. Mais ce sentiment de chance d’être américain n’est pas quelque chose qui va s’effacer pour autant. A ma manière, par comparaison avec le destin européen, par implication avec le destin des Juifs, j’ai écrit Pastorale américaine. Dans La Contrevie, où le seul pays sûr pour les Juifs dans le livre est l’Amérique. Dans Opération Shylock, et même dans The Plot against America, où je montre ce à quoi nous avons échappé.”
Philip Roth se lève, marche un peu pour alléger la douleur
dorsale, s’arrête devant l’exemplaire de son dernier livre qu’il
observe un instant, plongé dans une réflexion. “A 11 ans, dit-il, l’âge que j’ai dans le livre, j’ai écrit mon premier texte pour l’école avec une camarade de classe, une moralité qui s’appelait Let Freedom Ring! Les deux personnages, Préjudice et Tolérance, se promenaient à travers toute l’Amérique et échangeaient leurs opinions, et, à la fin, Préjudice, que je jouais, devait s’enfuir tandis que résonnait fièrement sur scène la chanson de la victoire, Let Freedom Ring!”
Il sourit, presque tristement, reprend: “J’étais jeune, naïf, je voulais être journaliste ou avocat pour redresser les torts et dénoncer les exploiteurs… C’était une idée utile qui n’a pas survécu aux leçons que la vie m’a données. Mais en un sens, ce que je fais aujourd’hui n’est qu’une version un peu plus sophistiquée, plus mûre, de Let Freedom Ring! Ça m’a pris soixante ans pour y arriver.”
Marc Weitzmann
Article paru dans Les Inrockuptibles n° 451 du 21 juillet 2004