Ce week-end, l’acteur Vincent Cassel a utilisé le terme “négrophile” sur Instagram. Et cela passe mal… La chercheuse et autrice de Le Triangle et l’Hexagone, Maboula Soumahoro, nous explique pourquoi.
Dimanche 1er mars, l’acteur Vincent Cassel a posté une photo sur Instagram pour rendre hommage à l’équipe du film Les Misérables (réalisé par Ladj Ly), auréolée du César du meilleur film. Seulement voilà, en légende on trouve le hashtag #negrophile4life. Un message qui se voulait visiblement chaleureux alors que la cérémonie du vendredi a été marquée par la célébration du cinéaste Roman Polanski, accusé de viols ou d’agressions sexuelles par douze femmes, comme le souligne RTL.
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“Au cas où certains et certains auraient oublié, il s’est passé quelque chose de beau, d’extraordinaire et de très important ce soir-là #message #kourtrajme #familyaffair #negrophile4life”, écrit ainsi l’acteur de La Haine (1995). Le tout accompagné d’un émoji en forme de doigt d’honneur. Et le terme « négrophile » passe mal auprès de plusieurs militant·es anti-racistes. Pour cause, il constitue une forme de racisme des personnes noires réduites à des stéréotypes, qui « objectifie et efface toute individualité », nous explique Maboula Soumahoro. Pour Les Inrocks la spécialiste de la diaspora noire et enseignante chercheuse à l’Université de Tours, décrypte l’utilisation de ce terme, et interroge « l’identité noire ».
Qu’est-ce que le terme « négrophile » vous inspire ?
Maboula Soumahoro – Tout dépend de si l’on parle du sens courant – celui que l’on utilise aujourd’hui – ou bien du sens ancien, qui est inscrit dans le dictionnaire. Le Littré définit « négrophile » comme celui qui « aime les nègres » et est « partisan de l’abolition de l’esclavage ». Ce mot est problématique à plusieurs niveaux. D’abord, tous les termes se terminant en -phile, servent à parler de quelqu’un qui aime quelque chose, en général un objet ou une idée (le francophile est quelqu’un qui aime la culture française). Les seules fois où ce suffixe est utilisé pour qualifier l’amour d’une catégorie de personnes, cela pose toujours problème, que ce soit « négrophile », ou « pédophile ».
Donc quand Vincent Cassel – que je ne connais pas mais qui m’intéresse uniquement par son insertion dans le discours public – dit qu’il est « négrophile for life » que nous dit-il ? Qu’il aime les Noirs ? Toutes les personnes noires de manière totalisante ? Quoi qu’il en soit, il objectifie et efface toute individualité. C’est aussi l’idée de fétichisation qui est derrière ce mot. Sans parler du préfixe « négro »… « La défense de la cause noire » dont nous parlent les dictionnaires fait en réalité référence au moment de l’histoire où les mots noirs, nègres, et esclaves deviennent des synonymes. Et la construction de l’identité noire repose très largement sur ce moment clef de l’instauration de l’esclavage. Bien qu’on ne soit plus à cette période, l’identité a perduré. Le fait d’utiliser le mot « négrophile » comme un étendard est quelque chose de revendicateur, et c’est très révélateur.
Pourquoi la négrophilie est-elle difficile à identifier ?
Le racisme n’est pas seulement la violence institutionnelle ou physique. Le racisme, c’est l’effacement. Chaque individu, lorsqu’il est abordé, l’est sous l’angle du prisme du groupe auquel il est supposé appartenir. Mais il n’existe pas en tant que personne. Et l’individu va se comporter de la même façon avec tous les représentants de ce groupe sauf quand on arrive à avoir une interaction différenciée, que l’on arrive à percevoir l’humanité de la personne en face.
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Un homme peut être amoureux de sa compagne et l’appréhender comme un autre humain, unique, et ensuite mettre dans un tout les personnes qui ont la même apparence et le même corps que sa compagne. C’est là qu’est le côté pervers de la négrophilie : sous prétexte d’aimer les gens, on aime qu’ils représentent des stéréotypes (« les femmes noires ont des grosses fesses « , « les hommes noirs sont puissants sexuellement »). Il n’est pas ici question de moral mais de vérité, et les stéréotypes sont toujours faux.
Quand Aïssa Maïga dit à Vincent Cassel : “C’était toi le renoi du cinéma français avant la diversité”, qu’est-ce qu’elle sous-entend exactement ?
Je pense que l’on est nombreux à l’avoir très bien comprise. Il s’agissait en quelque sorte de faire tomber les masques. Aïssa Maïga invitait à la réflexion et la signification de la carrière de Vincent Cassel telle qu’elle s’est déployée dans le cinéma français. Il faut regarder son background, son frère fait partie du monde du hip-hop avec son groupe Assassin, et c’est surtout le seul des trois comédiens de La Haine qui a fait carrière. Il a réussi grâce à cette image de jeune de banlieue – qu’il n’est absolument pas – mais dont il a grandement bénéficié.
Mais que dire de l’effacement de Saïd Taghmaoui ou d’Hubert Koundé ? Au-delà de leur origine sociale, leur origine raciale compte énormément. Et Aïssa Maïga nous pousse à nous interroger : lequel des trois acteurs de La Haine a eu le plus de succès en se basant sur une identité racisée ? Il y a des gens qui peuvent jouer les mecs de banlieue, et d’autres qui sont les mecs de banlieues. Et le fait de jouer ou d’être n’a pas les mêmes conséquences au niveau de la carrière de toute évidence.
"On est une famille, on se dit tout non ?" : @AissaMaiga, présidente des collectifs 50/50 et Noire n'est pas mon métier.
Le meilleur des #César2020 > https://t.co/ipnVwouBeV pic.twitter.com/eXaezRYd4T
— CANAL+ (@canalplus) February 28, 2020
Plus globalement, pensez-vous que le discours d’Aïssa Maïga sur le manque de diversité au cinéma a eu l’écho qu’il méritait ?
Aïssa Maïga a tenu un discours très courageux, elle a dû le donner dans des conditions qui n’étaient pas faciles mais elle a dit des choses de manière ouverte. C’est une parole rare dans le cinéma, mais pas non plus nouvelle. En 2000 déjà, Luc de Saint-Eloy et Calixthe Beyala étaient intervenus pendant la cérémonie des César pour dénoncer le manque de représentation multi-raciale.
Je regrette toutefois que les mots d’Aïssa Maïga aient été en quelque sorte invisibilisés. La question de la discrimination raciale et celle du féminisme ne sont pas des enjeux parallèles, ils vont ensemble. Donc, quand Aïssa Maïga quitte la salle au moment où le César du meilleur réalisateur est remis à Roman Polanski, elle montre combien ces combats sont imbriqués. Mais je ne peux m’empêcher de me demander si les féministes qui sont également parties sont vraiment capables de la soutenir elle ? Elle est féministe et noire en même temps. Et malheureusement, on peut parfois être féministe et juste blanche.
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Qu’est-ce que la « charge raciale » dont vous parlez dans votre livre Le Triangle et l’Hexagone (Ed. La découverte) ?
Quand il se passe quelque chose d’agressif, de violent, de discriminant, ou d’excluant, devoir commencer par cette démonstration de l’agression ou de la violence tout en restant claire, polie, et calme, c’est très lourd au quotidien. N’importe qui en fait l’expérience entendra toujours des reproches sur sa façon de parler, de s’habiller, sur son attitude… Tout un tas de critiques qui ordonnent la manière dont nous avons le droit de nous exprimer sur ces questions pour que le message soit bien reçu. Et cette négociation permanente constitue une charge raciale, un poids mental. Et toutes ces restrictions pèsent sur la liberté simplement pour pouvoir maintenir le confort de l’auditoire. Car si l’auditoire ou le lectorat n’est pas à l’aise, il ne se passe rien. Le message ne sera pas compris.
Le mot « race » a été supprimé de la Constitution en 2018, pourquoi est-il nécessaire de le remettre sur le devant de la scène d’après vous ?
Il n’y a pas besoin de le remettre, il est déjà là en réalité. On ne peut pas débattre du problème que pose le terme « négrophile » si l’on ignore la race. Elle se déploie tous les jours de manière insidieuse. Effacer ou ne pas utiliser ce mot, c’est faire la politique de l’autruche. Il faut regarder les choses en face jusqu’à ce qu’elles disparaissent pour tout le monde.
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Dans votre livre vous écrivez “il n’y a pas de Noirs sans Blancs”, qu’entendez-vous par là ?
Lorsque l’on parle par exemple de négrophile, de négrophobes, de racisme, ce ne sont pas uniquement les Noirs qu’il faut prendre en compte dans ces problématiques. Il faut parler de tout le monde. Ces identités construites comme inférieures vont de pair avec des identités construites comme supérieures. L’un de leurs privilèges c’est d’invisibiliser : si l’on parle des Noirs, il faut parler des Blancs, si l’on parle des femmes, il faut parler des hommes, si l’on parle des pauvres, il faut parler des riches etc.
Le Triangle et l’Hexagone, de Maboula Soumahoro, Ed. La découverte, sorti le 6 février 2020
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