Le BS, c’est, dit à l’américaine, le “bullshit”, qui fait florès dans la sphère publique ces temps-ci. L’auteure de Corps volatils ou du récent L’Avancée de la nuit retrace la généalogie du terme, en remontant jusqu’au grand… T. S. Eliot.
Quand ai-je entendu le terme pour la première fois ? Sans doute un hiver, dans les années 1990, aux Etats-Unis. Tous les garçons s’appelaient Justin. Tous les garçons disaient des choses mystérieuses, et la plus mystérieuse de toutes était peut-être ce Bee Ess dont ils parlaient, dont le sens ne s’est révélé à moi que par étapes.
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J’ai d’abord compris qu’il s’agissait d’un acronyme : BS, puis que celui-ci signifiait “bullshit”. Une image est toujours plus forte dans une langue étrangère, une langue neuve, pas encore ternie par l’usage ni la répétition. En conséquence, si les rues s’effaçaient sous la neige (nous étions près de la frontière canadienne), les soirées, elles, disparaissaient sous de chaleureux torrents de merde de taureau.
“On le traduit plus volontiers par “foutaises” ou “conneries” que par “balivernes””
C’est la récente flambée bullshitéenne qui m’a rappelé cet hiver-là et l’époque où ce mot m’était encore inconnu. C’était il y a longtemps. Il est désormais partout. On le traduit plus volontiers par “foutaises” ou “conneries” que par “balivernes” (qu’il faudrait pourtant songer à réhabiliter). A se demander si le territoire du BS ne ferait pas désormais l’objet d’une bataille politique.
Laurent Wauquiez et Emmanuel Macron l’ont récemment employé, l’un affirmant épargner le bullshit médiatique habituel à son public, les étudiants d’une école de management, l’autre déclarant, à un auditoire également choisi, qu’on (mais quel “on” ?) n’a pas toujours à suivre les règles, que “c’est du bullshit”, tout ça.
De l’autre côté du spectre politique, David Graeber, anthropologue et ancien fer de lance du mouvement Occupy Wall Street, publie ces jours-ci un livre consacré à ce qu’il a appelé, dans un article de 2013 sur la question, les “bullshit jobs” . En gros, des emplois qui ne servent à rien ou à pas grand-chose et dont ceux qui les exercent ne peuvent eux-mêmes pas justifier l’existence.
“Des bureaucraties complexes dont la simple logique de marché voudrait qu’elles disparaissent”
Dans la prolifération de pareils postes, l’auteur voit un paradoxe de l’économie de marché. La richesse étant devenue synonyme de création d’emplois, explique Graeber, l’époque fait fructifier des activités professionnelles, notamment des bureaucraties complexes, dont la simple logique de marché voudrait qu’elles disparaissent… puisqu’elles sont inutiles. Graeber, en homme engagé, appelle au soulèvement de ce qu’il nomme la “caring class” – la classe professionnelle de ceux dont le travail repose sur le souci d’autrui, de son bien-être voire de son épanouissement, par exemple infirmières et infirmiers, corps enseignant, etc.
Le bullshit flotte dans l’air du temps comme un pollen conceptuel. Mais, au juste, qui y adhère ? Thibault Gadjos, chercheur au CNRS, consacrait justement à cette question sa passionnante chronique dans Le Monde du 13 avril dernier. Outre son usage réjouissant du terme “billevesées”, qui gagnerait à être lui aussi réhabilité, on retiendra son compte rendu limpide des travaux de Gordon Pennycook, chercheur à Yale, et de ses collègues Joanna Sterling et John Jost, qui se sont penchés sur “la réception et la détection du bullshit pseudo-profond” (c’est moi qui traduis).
Ces derniers ont soumis “trente phrases creuses et pompeuses à un échantillon de deux cents personnes”, parvenant à l’étonnante conclusion suivante : “Les défenseurs modérés du marché sont plus sensibles (au bullshit) que ceux qui ont des positions extrêmes sur ce sujet.” En d’autres termes, le résultat de cette étude est, au premier abord, contre-intuitif : ce ne sont pas les radicaux, de quelque côté que ce soit, qui sont les plus sensibles à l’enfumage, mais les tenants du “libéralisme ‘centriste’ dominant”. Voilà qui laisse songeuse.
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“Mais tu ne veux pas faire des études qui servent à quelque chose ?”
En tant que littéraire impénitente, que n’ai-je entendu “mais tu ne veux pas faire des études qui servent à quelque chose ?” ou “mais tu ne veux pas un vrai métier ?” : une suspicion évidente de BS plane depuis longtemps sur le monde des lettres. De nos jours, chacun voit-il le bullshit à sa porte ? Chacun est-il susceptible d’être le bullshiteur de l’autre ? (et “bullshiteur” risque-t-il de devenir un jour un compliment?)
Le BS présente aussi un intérêt linguistique et romanesque. Au sens où on l’emploie aujourd’hui, il apparaît en 1914 ou 1915. Selon le Concise Oxford English Dictionary (et Wikipédia), la première mention écrite en est faite sous la plume de T. S. Eliot, ce que j’ignorais et qui me ravit, dans une ballade intitulée “The Triumph of Bullshit” (“Le Triomphe du bullshit”), réponse rimée à ses détractrices.
Quant aux “bullshit jobs”, ils nous étaient familiers bien avant que Graeber ne mette l’expression au goût du jour. Mes Justin des années 1990 s’identifiaient, comme encore aujourd’hui les internautes, au narrateur de Fight Club de Chuck Palahniuk (1996), qui en a un. Patrick Bateman, l’American psycho de Bret Easton Ellis (1991), siège de toute évidence au sommet de l’organigramme. D’aucuns, se laissant aller à la rêverie, se sont même demandé si le cher Bartleby, le scribe de Melville qui “préférerait ne pas” (1853), n’était pas le patient zéro d’une épidémie de bullshit-jobitude aiguë.
“Certains sont à Cannes à boire de la sangria au LSD”
Bullshit partout, justesse nulle part, il y aurait de quoi céder à la mélancolie. Quels remèdes ? Certains sont à Cannes à boire de la sangria au LSD ou regarder des gens boire de la sangria au LSD. Je n’ai pas cette chance. Je conseille donc, quant à moi, Le Tonneau magique du grand Bernard Malamud. Ces nouvelles, récemment traduites par Josée Kamoun et parues aux éditions Rivages, mettent en scène des héros anti-héroïques. Immigrants, réfugiés, exilés, cordonniers, logeuses, écrivains manqués, mères éplorées, tailleurs ruinés, peintres ratés… tous souhaitent vivre, tous souhaitent aimer. Et émeuvent, amusent, attristent, passionnent. Ça n’a l’air de rien, mais tout y est, et plus encore – tant tout sonne juste chez Malamud.
A côté de la vérité et du mensonge, il y a le bullshit, énonçait le philosophe Harry Frankfurt dès 1986. Au-delà de la vérité et du mensonge, en revanche, il y a la littérature, et il y a donc László Krasznahorkai. L’antidote ultime. Seiobo est descendue sur terre, sublime livre traduit du hongrois par Joëlle Dufeuilly pour les éditions Cambourakis, parle de nos rencontres, comiques ou tragiques, avec la beauté. Du bouleversement qu’elle est. De notre désir de l’accueillir dans nos vies. Quitte, si besoin, à la créer.
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