Krystian Lupa signe la mise en scène de l’ultime pièce de Thomas Bernhard. Celle-ci, de politique, se fait funèbre, passant par toutes les étapes du deuil. Chacun s’accorde à voir en Krystian Lupa le plus sensible des exégètes pour ce qui est de l’œuvre de Thomas Bernhard. Le maître polonais démontre une nouvelle fois la sensibilité de ses liens avec le dramaturge autrichien en montant « Place des héros » avec la troupe magnifique du Lithuanian National Drama Theatre de Vilnius.
Le professeur Schuster s’est jeté par la fenêtre de son appartement donnant sur la fameuse place des Héros de la capitale autrichienne… L’endroit même où Adolf Hitler prononçait, le 15 mars 1938, son discours sur l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, alors qu’une foule réunissant des centaines de milliers de Viennois avait fait le déplacement pour venir l’acclamer.
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“Il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 38”
En 1988, un peu avant que le texte ne soit joué et publié, la pièce s’annonce comme le rappel par Thomas Bernhard du cinquantième anniversaire de ce discours entérinant l’Anschluss.
La polémique la devance : Kurt Waldheim, le président autrichien alors en exercice et dont le passé nazi vient d’être révélé, fait tout pour interdire sa représentation. Mais le scandale est encore plus énorme lors de la création au Burgtheater : Thomas Bernhard ne cesse d’y dénoncer la ville de Vienne, selon lui toujours aux mains des nazis. Et fait dire à Anna, la fille du défunt professeur Schuster : “Il y a aujourd’hui plus de nazis à Vienne qu’en 38… Ils ressortent de tous les trous…”
L’effet de souffle n’est pas retombé
L’Autriche ayant failli installer au pouvoir le candidat de l’extrême droite lors de ses dernières élections présidentielles, en mai 2016, vingt-huit ans après la création de Place des héros, l’effet de souffle de la dénonciation de Thomas Bernhard n’est pas retombé.
Mais, comme l’histoire lui a donné raison, elle ne choque désormais plus personne et l’auteur fait figure de lanceur d’alerte constatant simplement le sinistre d’une situation devenue un état de fait.
Cérémonial de deuil
Reste à Krystian Lupa à nous faire entendre la pièce telle qu’on peut la lire si l’on ne se laisse pas hypnotiser par les saillies qui firent d’elle un sujet à polémiques. Il s’agit alors d’un texte où Thomas Bernhard, en respectant l’unité de temps du théâtre classique, suit le cours d’une seule action se déroulant dans une même journée.
Ce faisant, il consacre sa pièce à nous faire partager en trois actes, et quasiment en temps réel, les étapes incontournables d’un cérémonial de deuil.
Dernières volontés de l’auteur
Place des héros raconte d’abord l’immense vide que laisse auprès de ses proches la disparition d’un être cher quand il quitte définitivement les rives de notre monde… Le trauma de cette mort est d’autant plus grand que l’homme qui vient de mourir a choisi de se suicider sans expliquer son geste.
Thomas Bernhard décède trois mois après la création de la pièce. Le soin avec lequel son héros, le professeur Schuster, a réglé les détails de son enterrement semble être conforme, au mot près, à ce que seront les dernières volontés de l’auteur…
Splendide lucidité
Tout porte à croire alors que Thomas Bernhard, qui se savait condamné, anticipe avec Place des héros le cérémonial de deuil que par testament il souhaite qu’on lui consacre.
C’est sur cette piste que s’engage avec la science du théâtre qu’on lui connaît Krystian Lupa, pour mettre en lumière la splendide lucidité avec laquelle son auteur décrit par avance les réactions que sa mort va provoquer.
Comme une pierre qui disparaît de la surface de l’eau en créant un simple remous, la pièce témoigne du mouvement d’un cercle d’émotion qui s’élargit.
Justesse de ton
Partant du plus intime, elle consacre un premier acte au désespoir des servantes, un autre aux réactions des filles et du frère du mort, un dernier qui s’évade dans le fantasme et la fiction et qui réunit enfin la femme du professeur, les proches et des amis.
Saisissant par sa justesse de ton, cet hommage rendu par Lupa à Bernhard transforme Place des héros en un rituel funèbre qui arrête le temps et inscrit son enterrement dans une boucle qui se reproduit ainsi à chaque représentation. Comme si, avec sa mort, Thomas Bernhard avait trouvé le moyen de ne jamais cesser de nous tourmenter.
Didvyriu Aiksté – Place des héros de Thomas Bernhard, mise en scène, scénographie et lumière Krystian Lupa. Spectacle en lituanien surtitré en français, du 22 au 31 mars, aux Gémeaux de Sceaux.
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