Nous étions à la maraude de solidarité avec les migrants qui a eu lieu à Montgenèvre, point de passage entre l’Italie et la France, le 15 mars.
Le 15 mars à Montgenèvre (Hautes-Alpes), à la frontière franco-italienne, j’ai arpenté la montagne à pied, de nuit, pendant une heure et demie environ. Je faisais partie d’un groupe d’une centaine de personnes chaudement vêtues, mais pas toujours très bien équipées. Deux ou trois d’entre nous avaient pensé à se munir de lampes frontales, qui se sont révélées d’une aide toute relative dans l’épaisse obscurité. Nous n’avions pas de direction précise en tête. Nous grimpions simplement au hasard les pistes quotidiennement dévalées par des centaines de skieurs en cette fin de saison. Nous allions à contre-courant, mais personne n’était là pour nous en faire le reproche, et la réalité est rarement à sens unique. Un monde en négatif s’ouvrait à nous.
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Cette grande maraude solidaire avec les migrants était organisée par le mouvement du Briançonnais “Tous migrants”, et soutenue par cinq associations d’envergure nationale (Médecins du monde, Médecins sans frontières, Amnesty international, la Cimade et le Secours catholique). Régulièrement, des bénévoles parcourent les pistes et leurs alentours après leur journée de travail, pour venir en aide aux exilés qui tentent de passer le col de Montgenèvre (1850 mètres) à pied, entre l’Italie et la France. Ils ont été 5 200 à le franchir l’année dernière pour arriver au refuge solidaire de Briançon. Tous n’ont pas la chance d’en sortir indemnes. Beaucoup gardent des séquelles psychologiques et physiques. La nuit du 6 au 7 février 2019, un Togolais de 28 ans est mort d’épuisement et de froid au bord de la route après la traversée. Pour témoigner, il faut éprouver. Alors avec quelques amis, dont les photographes Valentina Camu et Rose Lecat, qui documentent régulièrement le drame qui se joue dans cette vallée, je me suis lancé dans cette ascension symbolique.
“N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des hors-la-loi”
Au départ, le ciel est rose au dessus des pics enneigés. Très vite, ce semblant de chaleur disparaît pour laisser place à la lumière froide d’une lune entourée d’un halo pâle. En quelques minutes, la température chute de plusieurs degrés en dessous de zéro. La neige, qui avait fondu sous les rayons du soleil durant la journée, se solidifie pour former une périlleuse couche de verglas. Nos pas au début assurés peinent à trouver des appuis stables. Ceux qui sont venus à la hâte avec des chaussures de ville en sont pour leurs frais. Derrière moi, les lampadaires du village s’éloignent. A mesure que leur lueur disparaît, le paysage se transforme. Sa beauté hostile nous écrase. Nous ne sommes plus qu’une vague tache noire mouvante sur la vaste étendue blanche. Un ami à moi me fait remarquer qu’on se croirait dans La Horde du Contrevent, le roman culte d’Alain Damasio.
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Certains maraudeurs échangent quelques mots, inquiets de l’important dispositif de maintien de l’ordre qui se met en place en contrebas. On nous a prévenus que des RG étaient certainement parmi nous. Marie Dorléans, présidente du mouvement “Tous migrants”, a voulu rassurer la foule, alors que plusieurs maraudeurs et “aidants” ont été poursuivis ces derniers mois – comme les “sept de Briançon”, condamnés le 29 janvier à de la prison ferme ou avec sursis. “N’ayez pas peur, nous ne sommes pas des hors-la-loi. Nous sommes dans les clous”, affirme-t-elle. En 2018, le Conseil constitutionnel a rappelé le principe de fraternité. Secourir, héberger et véhiculer un migrant n’est pas interdit. Les paroles s’étouffent rapidement. Autour de nous, des antifa encapuchonnés veillent. En avril 2018, des militants d’extrême droite ont formé un barrage sur le col de l’Echelle pour bloquer le passage de migrants. En réponse, une contre-manifestation pro-migrants s’était constituée à Montgenèvre. La confrontation avec les xénophobes est toujours possible.
L’absence d’horizon a quelque chose d’oppressant
Au bout d’une heure qui me semble déjà être une odyssée (il en faut trois aux migrants pour parcourir les 17 kilomètres qui séparent Clavière de Briançon), j’arrive en haut d’une piste noire, le souffle court. C’est par là qu’on décide de redescendre – il n’y a pas d’autre alternative. La soif m’étreint, accentuée par l’omniprésence cruelle de cette eau à l’état solide devenue subrepticement ennemie. La pénombre est désormais presque totale. Les quelques lampes frontales ont disparu sur le chemin, de même que les caméras de quelques journalistes munies de flash. Je ne distingue plus les arbres, ni le relief sur la piste. Plusieurs fois, un ami pense me parler, mais s’adresse à des inconnus qui le renvoient gentiment dans ses 22. J’ai la tête qui tourne. Je plisse les yeux en vain pour distinguer quelque chose, m’accrocher à un repère dans toutes ces nuances de noir. L’absence d’horizon a quelque chose d’oppressant.
A la suite de quelques maraudeurs silencieux, je m’engage sur la pente. Impossible de tenir debout tant la dépression est forte, et les plaques de verglas fréquentes. Certains optent pour la glissade sur les fesses, mais prennent dangereusement de la vitesse et peinent à s’arrêter. Après quelques carambolages, et avoir croisé un pisteur en moto-neige interloqué, nous arrivons enfin en bas. Devant le local de la police aux frontières (Paf), joue une fanfare associée à la manifestation. La police braque sur nous ses spots aveuglants, comme si nous étions dans l’illégalité. Une prise de parole a lieu pour dénoncer les violences policières contre les migrants. Le face à face est tendu. Je suis épuisé, mais encore à mille lieues d’imaginer la terreur que peut ressentir un exilé lorsque la police le traque après trois heures de périple.
Une réalité qui ne fait pas partie d’une dimension parallèle
Cette nuit-là, nous n’avons croisé personne, nous n’avons pas concrètement secouru de migrants, mais nous avons néanmoins senti. Nous nous sommes rapprochés d’une réalité qui ne fait pas partie d’une dimension parallèle, mais qui demeure pourtant souvent invisible dans ce lieu de villégiature. Nous avons senti la morsure du froid qui s’insinue jusque dans la moelle des os. Nous avons senti la solitude, puis l’espoir quand la lueur des lampions qui bordent la route nationale sont ré-apparus. Nous avons senti la peur quand notre corps livré à la gravité a glissé de plus en plus vite sur la neige verglacée. Et l’angoisse quand des gyrophares bleu et rouge ont tournoyé près des locaux de la Paf, à la limite du territoire français.
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