Entre récit et essai, Flâneuse raconte ces femmes qui sont sorties dans les rues pour se réapproprier l’espace public. Ou comment une jeune Américaine a fait sa propre révolution via la ville et les parcours de Sophie Calle, Jean Rhys ou Virginia Woolf. Rencontre avec Lauren Elkin à Londres.
Et si l’espace urbain était une métaphore de l’espace public, tous deux longtemps interdits aux femmes ? Et si, pour se réapproprier l’espace public, les femmes devaient s’approprier les rues de leurs villes, les sillonner, les apprendre, pouvoir s’y perdre sans peur ? Flâneuse, le livre de Lauren Elkin, est justement sous-titré reconquérir la ville pas à pas.
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Car pendant des siècles, les femmes ont été cantonnées à l’intérieur, la maison, l’extérieur (le social, etc.) étant l’apanage des hommes. Preuve que le dehors a à voir avec le pouvoir en général, et d’abord celui d’être maître à bord de sa propre vie : “J’ai écrit pour dire que même si les femmes n’avaient pas le droit de marcher dans les rues au XIXe siècle, ça ne veut pas dire que maintenant, nous soyons si émancipées que ça. Je voulais regarder une idée culturelle de l’histoire de la marche. On ne peut échapper à l’aspect politique dès qu’on parle de l’espace public. Dans l’idéal, il devrait être partagé par tout le monde, mais en pratique cela n’est pas le cas.”
“Happy Women’s day !”
Lauren Elkin s’exprime dans un français parfait. Cette Américaine installée depuis longtemps à Paris, passée par Venise (dont elle a tiré un livre, Une année à Venise) et Tokyo, vit aujourd’hui à Paris vers la gare de l’Est, mais passe quelque temps à Liverpool en ce moment avec son compagnon, musicien, qui y enseigne, et leur bébé de 5 mois. Elle est venue nous retrouver à Londres, exactement le vendredi 8 mars, Journée internationale des droits des femmes. “Happy Women’s day !”, nous lance-t-elle en arrivant dans les bureaux de la Wylie agency, en plein cœur de ce Bloomsbury qu’arpentait de long en large Virginia Woolf, l’une des nombreuses figures dont s’est inspirée Elkin, en plus de celles, entre autres, de Jean Rhys, George Sand, Agnès Varda, Sophie Calle et de sa propre expérience.
Elle y raconte s’être perdue dans les rues de Bloomsbury, justement au coin de cette rue sur Bedford Square, la première fois qu’elle est venue couler ses pas dans ceux de l’auteure de Street Haunting – A London Adventure (Au hasard des rues – une aventure londonienne), suivre son fantôme pour mieux s’affirmer en femme libre.
C’est peu avant, en débarquant à Paris poursuivre ses études à la Columbia University dans le VIe arrondissement que cette Américaine née en 1978 a eu l’idée de travailler sur le thème de la femme dans la ville : “J’ai découvert le mot flâneur, flânerie, et je l’ai immédiatement traduit au féminin, flâneuse. J’ai cherché des livres qui parlaient de femmes qui aimaient se promener dans les rues. Très vite, j’ai rencontré des contradictions. Les femmes ne pouvant pas se promener librement dans les rues comme les hommes, la figure de la flâneuse ne pouvait pas exister. Et il me paraissait, en 2011, quand j’ai commencé à travailler sur ce livre, que le problème persistait. »
« Ce n’est pas aux femmes de faire quelque chose, c’est aux hommes de changer. C’est à eux de dire : ‘MeToo, moi aussi je suis un porc, et il faut que j’arrête de faire ça”
« Je vivais à Paris, et les problèmes de harcèlement de rue, de micro-agressions, n’arrêtaient pas. Et ça dans tous les quartiers. L’incident le plus marquant qui m’est arrivé s’est produit rue d’Ulm, dans le Ve arrondissement, à midi. Je portais une jupe crayon fendue à l’arrière et un mec a passé sa main à travers et m’a touché le sexe. C’était une violation très claire de mon droit d’exister dans la rue. Il y avait bien un problème pour que les femmes puissent se balader dans les rues, et il me fallait en parler. On me demande beaucoup ce qu’on peut faire, en tant que femme. Je réponds toujours que ce n’est pas aux femmes de faire quelque chose, c’est aux hommes de changer. C’est à eux de dire : ‘MeToo, moi aussi je suis un porc, et il faut que j’arrête de faire ça.”
La sensation claustro d’un emprisonnement
Elkin a grandi dans une zone pavillonnaire de Long Island où il fallait prendre sa voiture pour aller d’un point A à un point B, et où devant la maison de sa famille, il n’y avait même pas de trottoir. Elle se souvient d’une enfance passée à attendre que sa mère l’emmène en voiture ici ou là. La sensation claustro d’un emprisonnement. Autant dire tout pour préparer une gamine à prendre la fuite, à n’aimer rien d’autre que la liberté de se déplacer seule, où elle veut.
Elle dit s’être sentie enfin libre en arrivant à New York pour commencer ses études : “A New York, je découvrais que je pouvais aller partout où je voulais sans attendre qu’on m’y conduise. Je pouvais me ‘conduire’ partout moi-même.” Installée ensuite à Paris, la promenade devient encore davantage source de joie, de liberté : “Une partie du livre est autobiographique, car la flânerie comprenait aussi mon propre réveil, celui d’une jeune femme rangée de la banlieue américaine qui concevait son après-midi comme une succession de tâches qu’il fallait accomplir : faire les courses, le côté ‘le temps c’est de l’argent’ qui est très new-yorkais. Cette idée que vous n’avez par à accomplir un certain nombre de tâches, ça, je l’ai appris en France (rires), même malgré moi au début. La flânerie est un acte assez subversif, anticapitaliste et antipatriarcal.”
La définition de “flâner” – “Se promener sans but, au hasard, pour le plaisir de regarder ; paresser, perdre son temps” (Larousse) – nous renvoie elle-même à l’idée d’anti-production, d’une sortie de route de l’injonction toute contemporaine à l’efficacité. Il s’agit d’être, d’exister dans la ville, “d’y trouver sa place”, insiste Elkin.
« Je trouve super intéressant qu’à Paris on ait des révolutions qui se déroulent dans les rues, tous les vingt ou quarante ans, du XIXe siècle à tous les actes des Gilets jaunes en ce moment…”
“Flâner vient d’un mot scandinave ‘flana’, qui veut dire errer, et je ne vois pas pourquoi l’errance serait juste masculine. Au fil des siècles, le flâneur, c’était l’homme de la rue. Puis ça a été repris pas des écrivains comme Baudelaire, Flaubert et Balzac. Le flâneur chez Flaubert est un homme assez désespéré qui n’arrive pas à trouver sa place dans le monde. Personne ne se mettait d’accord sur ce que cela voulait dire. Ça m’a donné envie de faire table rase de tout ça avec l’idée d’une femme flâneuse. C’est un moyen de se réveiller, de se rendre compte de la façon dont le monde se construit, c’est un moyen pour commencer à comprendre sa place dans le monde… et de faire sa révolution, la révolution. Je trouve super intéressant qu’à Paris on ait des révolutions qui se déroulent dans les rues, tous les vingt ou quarante ans, du XIXe siècle à tous les actes des Gilets jaunes en ce moment…”
« A 20 ans je vivais une histoire d’amour ridicule à Paris »
Les femmes qui l’ont inspirée, ces flâneuses invétérées, y ont fait leur révolution intime, s’y sont affranchies du carcan patriarcal qui leur imposait de n’être que des objets, pas des sujets de leurs propres vies. Novatrices, elles se sont libérées pour la ville, par la ville, y ont puisé leur inspiration pour écrire, faire de l’art, devenir reporter. George Sand qui s’habille en homme pour pouvoir arpenter les rues du Paris révolutionnaire sans se faire remarquer, ni être entravée par les crinolines de son temps. Jean Rhys et les rues et les cafés du Paris des années 1920, dont les héroïnes se perdent, vivent des histoires d’amour ratées et plongent dans la mélancolie – “ce qui me parlait beaucoup. A 20 ans je vivais une histoire d’amour ridicule à Paris. C’est ce chapitre qui m’a amenée à mêler ma propre vie à mes recherches.”
Sophie Calle à Venise, car elle “retourne le geste des hommes. C’est elle qui en suit un dans les rues de Venise, alors que d’habitude, dans les rues, ce sont eux qui suivent les femmes, on pense au Nadja de Breton. Et elle, elle trouve sa voie en tant qu’artiste en renversant les choses.” Martha Gellhorn, la grande reporter de guerre, un temps épouse d’Hemingway, parce qu’en photographiant les rues de Madrid pendant la guerre civile espagnole, elle sonne l’alerte contre le fascisme qui submergera tout par la suite ; et bien sûr le film Cléo de cinq à sept d’Agnès Varda…
“Quand je suis sortie de ma bulle banlieusarde, j’avais peur du regard des autres, je ne voulais pas qu’on m’envisage comme un objet de désir mais comme une personne neutre. Cela m’agaçait de ne pas pouvoir avoir le choix. Je veux que les femmes aient le choix d’être visibles ou invisibles. Ce n’est pas aux hommes de décider pour nous.” Aujourd’hui, cette femme discrète travaille sur Art Monsters, un livre à propos d’artistes femmes qui ont révolutionné l’idée de féminité grâce à des travaux faits pour provoquer. Un autre (grand) pas en avant pour changer le regard qu’on porte encore trop souvent sur nous.
Flâneuse (Hoëbeke), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frédéric Le Besse, 368 p., 23 €
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