Après La Disparition de Karen Carpenter, Clovis Goux poursuit l’écriture d’une autre histoire de l’Amérique avec Chère Jodie, à travers le meurtrier John Hinckley, qui était fou de Jodie Foster.
John Warnock Hinckley, Jr. est un cas de tueur américain parmi les plus passionnants. Ce jeune homme de 25 ans qui tira à six reprises sur Ronald Reagan, alors président des Etats-Unis, le 30 mars 1981, est pourtant tombé dans l’oubli.
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Un gosse de riche moins barbare qu’un Charles Manson, moins flamboyant qu’un Lee Harvey Oswald – qui non seulement réussit son coup, contrairement à Hinckley, mais surtout s’attaqua à un président plus glamour que Reagan –, Hinckley reste pourtant un cas d’école, symbole d’une époque où l’Amérique se détraque, se noie dans un tourbillon d’images, se confond avec les héros produits à longueur de celluloïd par Hollywood, y compris le Nouvel Hollywood.
Impressionner par un acte éclatant
Hinckley, c’est un fan qui a mal tourné, qui a trop cru à l’histoire, en a fait sa religion. Il visionne Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976) jusqu’à s’y perdre. Il tombe fou (et on pèse nos mots) amoureux de la jeune Jodie Foster qui y joue une enfant prostituée, en mini-short, grande capeline et sandales compensées.
Il dévore toutes ses interviews, les traque, la traque, jusqu’à hanter les alentours de la maison de sa mère sur les collines de Los Angeles, où la petite Jodie vit encore, jusqu’à s’installer à New Haven lorsque celle-ci décide d’aller étudier à Yale. Il lui écrit, des lettres ou des poèmes, parviendra même un jour à lui parler au téléphone. Rien de plus.
Face à son insuccès, il n’a plus qu’une solution (on rappelle qu’il est fou…) : l’impressionner par un acte éclatant. Se suicider sous ses yeux. Ou, mieux, flinguer un président américain, comme le projette le héros masculin de Taxi Driver, Travis Bickle, le loup solitaire et charismatique qui sillonne le New York nocturne à bord de son taxi.
Confronté à la violence, l’injustice, la cruauté de la ville et du monde contemporain (où des gamines, comme Jodie Foster, sont prostituées), il s’achète des armes pour en découdre avec l’hypocrisie de cette société.
La sauvagerie de toute une nation
Clovis Goux, dont on avait aimé le premier roman – La Disparition de Karen Carpenter (2017) –, déjà tourné vers un mythe américain, le groupe Carpenters et l’anorexie de sa chanteuse, revient fouiller les failles de l’illusion que l’Amérique a passé un siècle à produire et à exporter.
Du duo familial, virginal et idyllique des Carpenters, il nous dévoilait les coulisses faites d’amphétamines et de mal-être ; derrière la façade parfaite d’une Jodie Foster superstar, battante, intellectuellement brillante, à qui tout semble réussir dans les années 1980, il préfère l’histoire du monstre qui grandit dans le cœur d’un jeune Américain en apparence gâté et sans histoires, jusqu’à le faire déraper vers la folie, vers la pulsion de mort. Plus les images sont lisses, belles, parfaites, plus elles cachent de violence, et plus elles font violence – à ceux qu’elles mettent en scène comme à ceux qui les regardent.
Car au cœur du roman de Goux, qui avance comme une machine de guerre, tambour battant, vers le bord du précipice, c’est la sauvagerie de toute une nation qui est dévoilée. Son texte est ponctué de scènes de meurtres barbares qui semblent en apparence déconnectés de la trajectoire de Hinckley ou de celle de Foster : filles retrouvées assassinées, mutilées, violées, auprès desquelles certaines scènes de Taxi Driver feraient pâle figure.
Est-ce que les fous sont des saints, tel Travis Bickle, qui ressentent la cruauté du monde jusqu’à en perdre la raison ? Alors que les autres continuent à vivre normalement ?
Une violence feutrée, familiale, bourgeoise
Les pages les plus belles de Chère Jodie sont sans doute, comme dans La Disparition de Karen Carpenter, les scènes familiales basées sur une telle revendication de normalité qu’elles en deviennent violentes pour la vérité des êtres qui ne peut s’y exprimer.
La scène de Noël, avec la mère tout occupée à sa dinde de huit kilos, est en cela un sommet. Parfois, c’est par ce genre de détails qu’on reconnaît l’originalité, la patte d’un écrivain.
Et puis c’est aussi là, dans ce registre, que Clovis Goux prend ses distances avec l’écrivain français qui maîtrise le mieux le genre « morts violentes aux Etats-Unis », Simon Liberati (remercié à la fin).
Derrière le glamour et la violence américain·es (les deux semblent aller de pair, se nourrir l’un l’autre), il y a la violence feutrée, familiale, bourgeoise de ces vies engoncées dans leurs beaux pavillons, leurs jardins manucurés, leurs rites liberticides et leur hypocrisie. Les pulsions se balaient sous le tapis. Et un jour, ça explose.
Chère Jodie (Stock), 280 p., 20 €
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