Pour Notre monde brûle, le Palais de Tokyo invite le Mathaf, le musée d’Art contemporain et moderne du Qatar. Ses collections et sa programmation explorent la bouillonnante création arabe. Mais peut-on séparer le musée de l’Etat ?
Fonder un musée aujourd’hui tient à la fois de l’impossible et de l’aubaine. Il y a d’une part les prix mirobolants qu’atteignent désormais en salle des ventes les œuvres des grands maîtres historiques. Impossible, donc, de tenter de récapituler la même histoire, même en pointillé, que celle qui dort déjà paisiblement dans le ventre des institutions centenaires.
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Or, c’est justement cet écueil manifeste qui se retourne très vite, avec un peu d’agilité, en tremplin. Voici l’occasion d’écrire à la source une autre histoire, d’attraper en vol les énergies électriques avant qu’elles ne se solidifient. De tirer parti de l’effritement des certitudes jusqu’alors tenues pour établies, pour venir d’emblée se constituer en contre-modèle.
L’ancien monde, la vieille Europe et Paris
Pour les autres, les MoMA et assimilés, c’est trop tard, qui ne peuvent que colmater tant bien que mal les lacunes béantes. Mais pour un nouveau musée ? Pour un musée fondé en 2010, dans l’une des régions les plus fascinantes d’énergie, de jeunesse et de complexité du moment, l’une des plus riches également, ce qui n’est pas négligeable non plus, c’est une chance.
Ce musée, c’est le Mathaf (Arab Museum of Modern Art), le musée d’Art moderne et contemporain, situé à Doha, au Qatar – un pays lui aussi tout jeune, indépendant depuis 1971. Avec sa collection en majeure partie issue de celle, privée, du sheikh Hassan bin Mohamed bin Ali Al Thani, c’est le premier musée à se dédier à la création issue du monde arabe – et aux créations issues du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord – et de sa diaspora.
Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas vu des œuvres aussi puissantes que celles réunies au sein de Notre monde brûle
Lorsqu’on arpente les propositions de la trentaine d’artistes réunis au Palais de Tokyo via un commissariat confié au Mathaf, c’est bien ce constat-là qui transparaît de manière flagrante. L’ancien monde, la vieille Europe et Paris, cette « capitale du XIXe siècle » évoquée par Walter Benjamin, sont en train de passer à côté de quelque chose.
Cela faisait longtemps que l’on n’avait pas vu des œuvres aussi puissantes que celles réunies au sein de Notre monde brûle, le titre de l’exposition placée sous le commissariat d’Abdellah Karroum, directeur du Mathaf. Il n’y a pas, ou peu, d’inconnus dans le parcours, mais tant de noms dont on n’avait jusqu’alors que la rumeur, ou les images reproduites.
On aimerait émettre le vœu pieux de musées-refuge
Les stars, déjà : l’Anglais d’origine ghanéenne John Akomfrah (consacré au New Museum en 2018 à New York, entrevu à la Biennale de Rennes en 2018, jamais exposé à Paris) ; l’Irako-Américain Michael Rakowitz, vu au MoMA à New York, à la Tate Modern à Londres, au MCA Chicago, encore jamais en France ; l’Egyptien Wael Shawky, dont le travail mené autour de l’archéologie et des fresques historiques de longue haleine facilite peut-être un tant soit peu la diffusion, qui a eu les honneurs d’une conférence-projection au Louvre et d’une invitation au Festival de Marseille, mais pas d’exposition monographique à proprement parler non plus. Et puis cette tornade d’énergie folle, portée par une nébuleuse de jeunes femmes grandies dans le golfe Persique post-pétrole des années 1980-90, inventant un univers de science-fiction syncrétique également connu sous le nom de Gulf Futurism (“futurisme du Golfe »).
Ce terme, on le doit à l’artiste Sophia Al Maria, présente dans l’exposition aux côtés de Monira Al Qadiri, quant à elle d’origine koweïtienne, née à Dakar et formée à Tokyo. A côté de leur langage visuel pop et corrosif, sexy et cinglant à la fois, les habitués des circuits institutionnels français et européens font grise mine, paraissent formellement dévitalisés et platement démonstratifs. La bonne nouvelle reste celle-là : l’art se porte bien, très bien, si l’on fait l’effort de sortir des terrains balisés de proximité.
Peut-on, comme l’artiste de l’homme, séparer le musée de l’Etat ?
Une fois posé ceci, impossible de feindre d’ignorer l’éléphant dans la pièce : le Palais de Tokyo ne montre pas directement ces artistes-là, mais le fait par l’entremise de son invitation au Mathaf dans le cadre de l’année France-Qatar. La question qui se pose alors est la suivante : peut-on, comme l’artiste de l’homme, séparer le musée de l’Etat et, dans ce cas précis, d’un Etat non démocratique qui, notamment, punit l’homosexualité de la peine de mort ?
On aimerait émettre le vœu pieux de musées-refuge, à l’instar des « villes-refuge » invoquées par Jacques Derrida. La réalité est plus trouble, notamment lorsque l’on sait que la crise du Golfe, et le boycott du Qatar qui s’en est suivi depuis 2017 par d’autres pays du Golfe, renforce encore davantage les enjeux diplomatiques liés au soft power.
Notre monde brûle jusqu’au 17 mai, Palais de Tokyo, Paris
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