Après une première livrée de films à dominante amoureuse, la seconde partie de la Berlinale 2020 a dessiné un corpus de films consacrés à des personnages féminins en prise avec un monde où le masculin est mis à la marge.
Une fois encore, c’est sous la bannière d’un titre que l’on peut rassembler plusieurs œuvres vues en cette seconde moitié de Berlinale. The Woman Who Ran, que l’on peut traduire par « la femme qui courait/se sauvait/fuyait » est le nouveau film de Hong Sang-soo, avec son actrice fétiche et compagne Kim Min-hee, présenté en compétition. Mais c’est aussi le récit de deux autres films.
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De New-York à l’Arabie Saoudite, des femmes en fuite
Tout d’abord Never Rarely Often Sometimes Always, le film d’Eliza Hittman, également en compét. Jusque-là connue pour être l’auteure du très beau Les Bums de la plage (2017), la réalisatrice américano-britannique suit dans ce nouveau long-métrage le parcours d’une adolescente de l’Amérique profonde qui fugue à New-York pour y avorter. Plus qu’une fugue, c’est une véritable évasion que planifie l’héroïne de Saudi Runaways, extraordinaire documentaire de l’allemande Susanne Regina Meures sélectionné au Panorama et dans lequel une jeune saoudienne auto-filme sa fuite hors de son pays, pendant sa lune de miel.
Retrouvailles sororales
Pourquoi ces femmes courent-elles et que fuient-elles ? Dans The Woman Who Ran, l’héroïne, incarnée par une Kim Min-hee plus que jamais fascinante, profite du voyage d’affaires de son mari pour rendre visite à trois anciennes amies. Comme elle le répète aux femmes qu’elles rencontrent successivement dans le film, elle n’a jamais passé un seul jour sans lui depuis qu’ils se sont mariés il y a plusieurs années. Il se joue dans le pèlerinage qu’elle mène une forme de proclamation d’une sororité retrouvée.
Des partis pris de mise en scène forts
La première fois qu’il est question du masculin dans le film, c’est pour mentionner la violence d’un coq voisin qui a pour manie de déplumer la nuque des poules. Un peu plus loin dans le film, c’est un voisin, cette fois humanoïde, qui vient leur rendre visite pour leur expliquer que cela le dérange qu’elles nourrissent les chats errants (scène drôle au point qu’elle déclencha les applaudissements du public du palais de la Berlinale où le film était projeté mardi). Plus loin dans le film, un ancien amant de l’héroïne tente de façon un peu lourde de réactiver leur relation passée. A chaque fois, ces hommes sont filmés de dos (on ne verra jamais leur visage), sur le pas-de-porte d’habitation dans lesquels ils ne rentreront jamais. Ces partis pris de mise en scène sont clairs.
Un point de bascule dans la carrière de HSS ?
Pour Hong Sang-soo, il est ici question d’ouvrir en grand son cinéma au féminin. Il délaisse dans ce film certains de ses motifs. Dans la lignée de Grass (2018), il n’y est plus question d’ivresse nocturne (les quartiers de pomme ont remplacé les vapeurs de soju) et de drague très peu. A l’instar de son précédent film, The Woman who ran est plus une machine théorique qu’un amusant puzzle temporel. Mais contrairement à Grass dont l’aridité conceptuelle confinait à l’exercice scolaire un peu impersonnel, ce nouveau film est un geste politique fort, ancré dans l’époque : placer les femmes au centre de l’image, leur laisser les clés de son cinéma, penser le film comme une collaboration avec son actrice principale. L’avenir nous dira si ce film n’était qu’un pas de côté cynique et un peu opportuniste ou une véritable reconfiguration du système HSS, qui imiterait ainsi son maître Rohmer qui passa du côté des femmes avec La Femme de l’aviateur (1981).
The Assistant, film estampillé #MeToo
The Woman who ran donne à avoir un monde sans homme. Ils y sont occultés par la mise en scène. Ce procédé de mise à la marge du masculin se retrouve dans deux autres films du festival. Dans The Assistant, présenté au Panorama, l’américaine Kitty Green nous fait vivre une journée dans la vie de l’assistante d’un producteur de films que l’on comprend être Harvey Weinstein, alors au faîte de sa puissance. On entend sa voix rauque, son souffle court, on sent son imposante présence, mais on ne verra jamais son visage et son nom ne sera jamais prononcé. Green fait le choix de ne traiter son personnage masculin qu’en hors-champ, une façon d’échapper à tout procès sans-doute, mais aussi de recentrer son film sur son personnage d’assistante plutôt que sur le mogul déchu. Ce qui intéresse la réalisatrice est la froide dénonciation d’un système misogyne. Mais The Assistant n’est pas pour autant un film de discours, c’est par sa mise en scène, sobre et implacable, que le film est puissant. La violence patriarcale n’est dans le film pas une idée mais une souffrance et une colère ressenties dans la chair de son héroïne.
Saudi Runaways a quant à lui recours à un autre procédé de mise à la marge du masculin. Dans cet extraordinaire documentaire filmé au téléphone portable et qui raconte la fuite de la jeune femme hors d’Arabie Saoudite, les visages des maris, des pères et des frères sont floutés. Une façon d’échapper aux représailles juridiques mais, à nouveau, un moyen de donner à la violence des hommes sur les femmes un visage plus systémique qu’individuel. L’Arabie Saoudite est un des pays dans le monde où le droit des femmes est le plus restrictif. L’héroïne de Saudi Runaways n’a par exemple pas le droit de sortir seule de chez elle, de conduire, d’avoir un compte en banque ou de voyager sans l’approbation d’un homme. Elle décide de s’évader quelques jours après son mariage forcé.
Enregistrer l’invisible
Avec son téléphone portable dissimulé sous le voile de son niqab, la courageuse jeune femme filme son quotidien et planifie son évasion. Outre le suspense absolument insoutenable du film (c’est sa vie qui est en jeu), Saudi Runaways fascine en tant qu’enregistrement des conditions de vie d’une population jusque-là invisible : les femmes vivant sous un régime monarchique islamique. Présente à la fin de la projection, la jeune femme, aujourd’hui réfugiée en Allemagne et en sécurité, a eu droit à une standing-ovation méritée. Un reproche cependant : on ne comprend pas que la réalisatrice n’ait pas choisi de la créditer en tant que co-auteure du film.
C’est un nouveau parcours de combattante qui nous est proposé dans Never Rarely Often Sometimes Always de l’américano-britannique Eliza Hittman. Autumn est une lycéenne de Pennsylvanie qui apprend qu’elle est enceinte. En prise avec les institutions ouvertement pro-life de sa ville et désirant cacher sa grossesse à ses parents, elle part avorter en cachette dans une clinique new-yorkaise, accompagnée de sa cousine. Le film retranscrit ses démarches dans une mise en scène poignante et hyperréaliste. A ce titre, la performance de la jeune actrice principale du film, Sydney Flanigan, est bluffante de sincérité.
L’expérience féminine au centre
Une nouvelle fois, le film se place intensément du côté de l’expérience féminine, notamment lors de cette terrible scène où une assistante sociale questionne Autumn sur les abus dont elle aurait pu être victime selon une échelle graduelle (rarement, souvent, quelques fois, jamais). Si un personnage masculin est bien présent dans le film à travers la figure d’un jeune homme qui accepte de les aider à la seule fin de draguer la cousine de l’héroïne, on retrouve les procédés de mise à la marge du masculin et de dépersonnification de la violence sexiste exercée sur les femmes. On pense notamment aux scènes où les jeunes femmes, qui travaillent toutes deux comme caissière dans un supermarché, remettent leur caisse du jour à un comptable à travers un interstice dans le mur. Ce dernier est invisible, on voit juste ses mains qui attrapent avidement celles des jeunes filles et leur prodige un baiser non consenti.
Un espace nouveau pour les femmes à l’écran
Dans un document de 46 pages intitulé « Gender Evaluation 2020 », et distribués aux côtés des différents programmes du festival, la Berlinale communique sur sa volonté manifeste de parité. Avec 38 % de films réalisés par des femmes toutes sélections confondues (45 % l’an dernier), le festival allemand fait toujours figure de bon élève comparé à Venise ou à Cannes. A travers les quelques films mentionnés, ces aspects numéraires ont trouvé un prolongement dans des œuvres qui inventent par la mise en scène, un espace nouveau pour les femmes à l’écran.
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