Nouvelle mini-série de Ricky Gervais, « After Life » fait la part belle à l’humour noir dont l’artiste britannique a fait sa marque de fabrique tout en défrichant une veine sensible insoupçonnée. Un exercice d’équilibriste périlleux plutôt réussi.
La dernière fois que nous avions eu des nouvelles de Ricky Gervais c’était à travers Humanity, un spectacle de stand-up mollasson qu’une irrévérence lourdement appuyée tirait vers l’auto-parodie. Le trublion britannique, chantre d’un humour à froid décapant, y apparaissait un brin suffisant, déroulant ses vannes corrosives avec une moue satisfaite. Une déception à la hauteur de son génie comique, lui qui n’avait jusqu’alors jamais usurpé son statut « d’homme le plus drôle du Royaume-Uni ». Des frasques truculentes de David Brent, le patron névrotique qu’il incarnait dans The Office, aux uppercuts carabinés qu’il distribuait à la fine fleur hollywoodienne lors de cérémonies des Golden Globes devenues cultes, Ricky Gervais s’est érigé en dynamiteur flegmatique du politiquement correct, s’autorisant les pires insanités imaginables, que les inflexions distinguées de son accent britannique rendraient presque obséquieuses. Traiter son prochain de « fat, hairy, nosy cocksucker » comme s’il s’adressait à la duchesse de Cornouailles, voilà l’un des secrets du génie assassin de Ricky Gervais, champion du monde de la saillie pince-sans-rire.
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C’est dire si, après la déception de Humanity, on attendait un retour en grâce de l’humoriste. Et si After Life, sa nouvelle mini-série fraîchement débarquée sur Netflix, carbure plus que jamais à l’humour noir, Ricky Gervais y négocie un virage sensible insoupçonné.
Le Misanthrope
Depuis la mort de sa femme, emportée par un cancer du sein foudroyant, Tony n’est que l’ombre de lui-même. N’était-ce le regard apitoyé de sa chienne au moment de passer à l’acte, il aurait déjà mis fin à ses jours. Ses idées noires, Tony les diffuse partout où il trimballe sa carcasse voûtée, trouvant dans une misanthropie féroce le refuge à sa dépression. Qu’importe l’affection prudente que lui manifeste son entourage, à commencer par son beau-frère, patron du journal local pour lequel il travaille, Tony répond aux malheurs qui l’accablent d’un « fuck off » univoque, et dispense au monde entier ses états d’âme désabusés. De là à devenir infréquentable il n’y a qu’un pas, que Tony franchit allègrement : « Je deviens un connard. Je dis ce que je veux autant que je le veux. Et si ça va trop loin, je pourrais toujours me tuer. C’est un super pouvoir »
Dire ce qu’on veut quand on le veut, voilà qui résume bien l’alpha et l’omega de l’humour corrosif de Ricky Gervais. Et autant qu’il sert d’excuse à Tony pour pourrir son monde avec férocité, le deuil au centre de After Life a pour Gervais des allures de prétexte tout trouvé, lui permettant de déployer l’étendue sans limite de son humour acerbe, que jugule tout juste une cruauté cathartique. De punchlines assassines en commentaires acrimonieux, Tony arpente sa bourgade anglaise en véritable sniper, abattant ses cibles avec une précision létale.
Et elles sont nombreuses, ses cibles, de son collègue photographe, sorte de grosse peluche indolente dont la gloutonnerie notoire fait l’objet de ses incessantes moqueries, à la galerie de freaks peuplant les pages interlopes de la gazette pour laquelle ils travaillent : ici, un vieillard qui n’en revient pas d’avoir reçu cinq cartes de vœux identiques pour son anniversaire ; là, une retraitée lunaire persuadée que le visage de Kenneth Branagh est apparu sur le mur de son salon après un dégât des eaux… Autant d’hurluberlus en mal de reconnaissance, prêts à tout pour faire la une de la feuille de chou locale, dans lesquels Tony ne voit guère plus que « d’infects parasites ».
Humour noir et vie en rose
Ce serait donc ça After Life ? les tribulations caustiques d’un veuf acariâtre, taillé sur mesure pour Ricky Gervais par Ricky Gervais ? Pas vraiment. Ou plutôt, pas seulement. Passée une mise en place dépressive, dans laquelle on se délecte néanmoins (il faut l’avouer) des scènes mordantes qu’occasionnent l’état limite d’un Tony en roue libre, s’esquisse la possibilité d’une rédemption, et, dans l’entrelacs de rencontres inopinées, finit par vaciller un semblant de lumière. La jeune reporter à qui Tony conseillait d’abandonner une carrière de journaliste tuée dans l’oeuf (« et d’ailleurs, on ne fait pas de journalisme dans ce journal à la con« ), parvient peu à peu à fissurer la carapace d’acier de son mentor résigné. Idem pour l’infirmière s’occupant de son père grabataire, qu’après avoir rabroué de piques sarcastiques dont il a le secret, Tony finit par voir sous un jour nouveau… Quant à la veuve qui fleurit quotidiennement la tombe de son défunt mari – dont la parcelle jouxte celle de la femme de Tony – elle deviendra une confidente avisée, lui dispensant les enseignements d’une vie.
Mais plus encore, c’est sa rencontre avec toute une galerie de marginaux aux vies accidentées – de la prostituée qu’il engage pour faire le ménage chez lui au toxico avec qui il expérimente l’héroïne – qui lui fera ouvrir les yeux sur une réalité aussi évidente qu’implacable : tout le monde souffre. Un constat à la banalité confondante, qui prend chez Tony des allures d’épiphanie. A cinquante passé, cette tête de nœud, qu’un chagrin insondable avait rendu odieusement égoïste, se rend compte que la vie a beau être une belle saloperie, elle a sur la mort l’avantage d’être moins définitive. S’enclenche alors une quête rédemptrice, transformant notre misanthrope hargneux en un type respectable, lui faisant progressivement reprendre goût à la vie, et laissant Ricky Gervais seul responsable des insanités jusqu’ici proférées.
Ce que la série perd en humour noir, elle le gagne en sensibilité larvée. Et si After Life n’échappe pas à quelques clichés sirupeux, et succombe occasionnellement aux sirènes violoneuses qu’induisent sa transmutation abrupte, elle parvient néanmoins à nous prendre dans ses filets, et concilie avec un sens de l’équilibre funambule, comédie noire mortifère et feel good movie cajoleur. Après nous avoir fait rire à gorge déployée en se moquant du monde entier, Ricky Gervais parvient curieusement à nous toucher. L’homme le plus drôle du Royaume-Uni a, semble t-il, plus d’un tour dans son sac.
After Life, disponible sur Netflix
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