Alors que les César 2020 auront lieu salle Pleyel, à Paris, vendredi 28 février, retour sur les enjeux sous-tendant cette 45e cérémonie – laquelle, pour diverses raisons, s’annonce mouvementée -, et pronostics sur les potentiel·les gagnant·es.
Que s’est-il passé ?
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Bref rappel historique. Depuis quelques semaines, le ciel des César n’en finit pas de s’assombrir. Premier coup de tonnerre : le 13 janvier, juste avant l’annonce officielle de la liste des Révélations, la Société des réalisateurs de films (SRF) dénonce dans un communiqué la mise à l’écart par l’Académie des César de la cinéaste Claire Denis et de l’écrivaine Virginie Despentes, choisies comme marraines par deux espoirs, respectivement le jeune acteur Amadou Mbow, révélé dans Atlantique de Mati Diop, et Jean-Christophe Folly pour son rôle dans L’Angle mort de Pierre Trividic et Patrick Mario Bernard. La SRF dénonce des “agissements opaques et discriminatoires” dans l’organisation des César, et le syndicat des producteurs indépendants lui emboîte le pas dans un communiqué tout aussi protestataire.
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Deuxième hausse de température : le 29 janvier, à l’issue de la conférence de presse dévoilant les autres nommés, une autre sidération s’installe. Le J’accuse du très contesté Roman Polanski, qui est accusé de viol par de nombreuses femmes, engrange le plus grand nombre de nominations : 12 en tout, dont celle du meilleur film français de l’année. Cet étrange plébiscite fait le tour des « professionnels de la profession » qui, au minimum, s’en étonnent. J’accuse est néanmoins talonné de près par La Belle époque de Nicolas Bedos (11 nominations), Les Misérables de Ladj Ly (11 nominations) et Portrait de la jeune en feu de Céline Sciamma (10 nominations dont celle de la meilleure actrice pour Adèle Haenel).
Alain Terzian, président des César, se défausse en arguant, classiquement, qu’on ne juge pas l’homme Polanski mais son œuvre. Mais flairant que la grogne s’amplifie, quelques jours plus tard, le même Terzian annonce des mesures pour instaurer la parité au sein du collège des votants (actuellement 35 % de femmes sur les 4680 votants), du conseil d’administration (28,5 % de femmes) et de l’Association pour la Promotion du Cinéma (APC), association de type loi de 1901 créée en 1974 par Georges Cravenne, et chargée entre autres de fixer les conditions d’entrée dans l’Académie : 17 % de femmes sur ses 47 membres.
Troisième avis de tempête virant au cyclone : le mercredi 12 février, dans le journal Le Monde, paraît une pétition signée par plus de 400 personnalités, du cinéma d’auteur comme du cinéma grand public, qui jugent insuffisantes les mesures d’ajustement proposées par Terzian. Eux aussi dénoncent les dysfonctionnements de l’Académie des César et réclament “une refonte profonde des modes de gouvernance”.
Quatrième poussé de fièvre et explosion du baromètre : le jeudi 13 février, le conseil d’administration des César annonce sa démission collective et partant, celle de son président, Alain Terzian.
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Que va-t-il se passer vendredi soir ?
Tout sauf rien. La cérémonie se donnant comme vitrine du cinéma français, il est improbable qu’elle ne soit pas la chambre d’écho des évènements récents qui l’ont vivement concernée. Mais qui va présider après la démission d’Alain Terzian ? Les anciens membres de l’ex-direction se sont réunis mercredi pour désigner une présidente par intérim. C’est Margaret Menegoz, directrice de la société Les Films du Losange et notamment productrice des films d’Eric Rohmer ou de Michael Haneke. Pas vraiment une novice puisqu’elle était précédemment cosecrétaire générale des César avec Gilles Jacob, ancien président du festival de Cannes.
Et que va dire Sandrine Kiberlain, présidente de la 45e édition des César, et à ce titre chargée du discours d’ouverture, censément apaisant et unanimiste ? Bien qu’on lui connaisse de la ressource du côté de la facétie, on lui souhaite sincèrement bon courage.
Mais aussi, et surtout, que va faire Florence Foresti ? Déjà maîtresse de cérémonie en 2016, on peut déraisonnablement faire confiance à l’humoriste hors sol pour trouver de quoi détendre l’atmosphère ou, qui sait ?, la tendre un peu plus. Son vrai-faux lapsus le mercredi 29 janvier lors du dévoilement des Révélations est peut-être une piste. Au moment de donner les noms des scénaristes sélectionnés dans la catégorie Meilleur adaptation, Florence Foresti avait lancé : “Roman Polanski pour Je suis accu… J’accuse !” La productrice artistique de la cérémonie des César (également attachée de presse de Florence Foresti) a récemment déclaré au quotidien Le Parisien : “Tout ce qu’elle a à dire, elle le dira sur scène.” Tous les paris sont donc permis, même les plus fous : Foresti travestie en Harvey Weinstein (déambulateur compris), ou, actualité oblige, déguisée en coronavirus ?
Qui sera là ?
Dans ce contexte de tumulte maximal, y aura-t-il suffisamment de « talents » (pour user de la pire novlangue contemporaine) pour remettre les César à leurs lauréats ? Qui se risquera à remettre peut-être un César du meilleur réalisateur au passablement chahuté Roman Polanski [il a finalement annoncé qu’il ne serait pas présent, voir ci-dessous, ndlr] ? Au dire de certains proches des instances organisatrices, il n’a jamais été aussi difficile de booker des remettants et la machine à excuses à peine vraisemblables bat son plein (“ah non pas vendredi soir, j’ai pilâtes !”).
Si on ne sait pas trop qui sera dedans, on sait déjà qui sera dehors. Plusieurs associations féministes, dont Osez le féminisme !, la Barbe, les Chiennes de garde, Collectif féministe contre le viol…, ont appelé à un rassemblement devant le théâtre du Châtelet pour perturber l’ordonnance ripolinée du red carpet et faire entendre leur indignation.
La plus grande inconnue en matière de présence restait celle de Roman Polanski. Lequel était dans la salle pour recevoir ses quatre (un record en la matière) César du meilleur réalisateur – la dernière fois en 2014 pour La Vénus à la fourrure, sans que cela ne suscite dans et en dehors de la salle la moindre protestation. Si dans une récente interview au Point le producteur de J’accuse, Alain Goldman, affirmait non sans provocation qu’“il n’y a aucune raison pour qu’il ne vienne pas”, il paraissait peu probable cette fois-ci que le réalisateur s’expose à la colère suscitée par les 12 nominations de son film. Il a finalement annoncé à l’AFP jeudi 27 février qu’il ne serait pas présent salle Pleyel vendredi soir.
Qui va gagner ?
En dépit de son carton plein en matière de nominations, on voit mal J’accuse triompher dans les catégories les plus valorisées de Meilleur film et de Meilleur réalisateur. Pour le premier trophée cité, Les Misérables paraît le mieux placé, bénéficiant à la fois d’un accueil public triomphal, d’une connexion forte à des enjeux sociétaux ultra-contemporains et d’un engouement usuel des votants pour la jeunesse et les premiers films (l’an dernier, Jusqu’à la garde emportait ce même César). Le César de la meilleure réalisation (qui, selon un règlement récent en vigueur, ne saurait se cumuler avec celui du meilleur film) pourrait lui récompenser la facture tendue et stylisée de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma (ce qui ferait d’elle seulement la deuxième femme en 44 cérémonies à obtenir cette statuette !).
Le film pourrait aussi remporter le César de la meilleure actrice, soit pour Adèle Haenel, soit pour sa partenaire Noémie Merlant (déjà lauréate du Prix Lumière de la presse étrangère dans la même catégorie). Mais Doria Tillier (La Belle Epoque) et Anaïs Demoustier (Alice et le Maire, qui de façon extrêmement injuste ne figure ni dans la catégorie du Meilleur film et ni dans celle du Meilleur acteur) ont aussi leur chance. Enfin, un César récompensant l’injustement jamais césarisée Chiara Mastroïanni pour sa prestation fougueuse dans Chambre 212 de Christophe Honoré nous ravirait. Coté acteurs, l’excellent Damien Bonnard pourrait profiter de l’engouement général pour Les Misérables. Mais Roschdy Zem, lui non plus jamais récompensé, pourrait voir cette négligence réparée à l’occasion de Roubaix, une lumière.
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Qui va regarder ?
Etant donné le bousin ambiant, il devrait y avoir foule devant les télévisions ou sur les réseaux, pour de bonnes raisons (un certain esprit de solidarité avec les contestataires·trices), ou des moins bonnes (le goût du sang). En tout cas, beaucoup plus que les années précédentes où les César retransmis en clair par Canal + avaient sombré dans des gouffres d’audience : 2,1 millions de téléspectateurs en 2018, et pire encore, 1,6 million en 2019. Conséquemment et quels que soient les résultats d’audience atypiques de vendredi soir, y a-t-il un avenir pour les César sans Canal +, de plus en plus tatillon sur la rentabilité de ses investissements ?
La chaîne du groupe Bolloré ne cache gère que la « révolution » en cours arrange paradoxalement une stratégie de désengagement qui ne date pas d’hier. Producteur et diffuseur exclusif de la cérémonie des César depuis 1994, Canal + joue toujours un rôle central dans le financement et la diffusion du cinéma français. Mais elle souhaiterait que ce rôle évolue vers des « produits » plus rentables (films à fort potentiel public). De là à se séparer du « boulet » des César qui non seulement sont de moins en moins regardés, mais qui, chaque année un peu plus, récompensent des œuvres « difficiles » ?
Morituri te salutant : “Ceux qui vont mourir te saluent.” C’est ainsi qu’à Rome les gladiateurs s’adressaient à l’empereur avant les combats. Alors, dernier tour d’arène pour les César ou possible renaissance ? Emergence en tout cas d’une nouvelle génération de décideuses et décideurs, jeunes pousses de la fameuse « grande famille » et jusqu’alors parents pauvres, à qui devraient profiter les réformes supervisées par l’établissement public CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée), qui entend favoriser “un fonctionnement démocratique” et “des exigences d’ouverture, de transparence, de parité et de diversité”. Faisons un rêve : que dès vendredi soir, la nuit des César ne rime plus avec les César de l’ennui. A la condition suprême de ne pas s’abîmer d’emblée dans une nouvelle langue de bois tout aussi chargée que la précédente : les femmes, c’est chouette, les hommes, c’est hibou ; les petits films, c’est cool, les gros films, c’est moche. Pas gagné d’avance.
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