Deux orphelins sur la piste de leurs origines dans un monde métamorphosé en musée magique. Une pure splendeur.
Va-t-on au cinéma pour fuir sa vie ou pour la trouver ? Le cinéma est-il un refuge, une caverne, une cachette pour enfants terrorisés – les cinéphiles, espèce fragile –, qui ne veulent rien d’autre que se planquer dans le noir et tenir le monde à distance par l’entremise d’un écran protecteur ? Ou au contraire le cinéma est-il cette ruse de la vie pour atteindre même ceux qui la craignent, ce sublime détour par lequel, au-delà de tous les subterfuges, se produit un petit miracle – l’incarnation ? En somme, le cinéma nous aspire-t-il du monde pour mieux nous y recracher – autrement ?
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Si tout spectateur peut être amené à sa propre auto-analyse sur le sujet, le cinéma de Todd Haynes est plus soumis que tout autre à ce questionnement. Eclos parmi une génération de cinéastes américains indépendants globalement portée sur le pastiche, la réécriture, l’investissement postmoderne de formes anciennes (disons, pour désigner un spectre assez large, des frères Coen à Soderbergh en passant par Gus Van Sant), il est probablement celui qui a poussé l’exercice dans ses retranchements les plus maniaques.
Puits d’images
Chaque film organise une remontée vers la jeunesse du cinéaste (les années 1970 – Velvet Goldmine, Le Musée des merveilles) ou son enfance (l’Amérique des années 1950 – Loin du paradis, Carol). Et le passé, chez Todd Haynes, c’est avant tout un puits sans fond d’images, indissociable de toute expérience vécue. Il y a la figure de la mère et les héroïnes des mélos glamours de Douglas Sirk ; les premiers émois sexuels et les pochettes pailletées des idoles sexy du glam-rock ; une existence humaine qui n’est peut-être pas plus qu’un tracé en pointillé où le sujet saute d’une image figée à une autre (I’m Not There). Le passé, c’est une fabrique à images. Et le cinéma, une opération de fonte de ses propres souvenirs en icônes universelles.
Jamais Todd Haynes n’aura joint à ce point le trajet d’une vie au tracé de l’histoire du cinéma. Le film trame dans une même étoffe l’enfance d’un ou deux êtres (une petite fille sourde et muette, un petit garçon sourd par accident), l’enfance d’une forme (le cinéma muet en 1927, juste avant la grande bascule dans le parlant ; les premiers Spielberg période Amblin, matrice d’une bonne part de l’entertainment d’aujourd’hui), l’enfance d’un monde (1977, année qui, selon certains experts émérites 1, serait l’acte de naissance du monde dans lequel nous vivons).
Dans les fugues entrelacées de Rose, cette adolescente qui ne peut aimer sa mère, star de cinéma modelée sur Lillian Gish, qu’à travers un écran, et Ben, cet enfant qui part sur les traces de son père, c’est toute l’histoire du cinéma qui se mord la queue (Griffith meets E.T.) et se métisse (le Zarathoustra de Strauss, emblème de 2001, l’Odyssée de l’espace, fait l’objet d’une étonnante reprise soul façon Shaft). Le cinéma live se métamorphose d’un coup en cinéma d’animation (le temps d’une sublime scène d’élucidation où les personnages sont désormais interprétés par des poupées 2).
Cabinet de curiosités
Ce faisant, son cinéma un peu taxidermiste prend une ampleur, une profondeur, un élan romanesque et émotionnel assez inédits, atteints dans ses meilleurs films au détour d’une séquence, et déployés ici dans un conte cosmique qui s’élance bondissant entre le caniveau et les étoiles (pour citer une phrase totem dans un film qui ne manque pas d’énigmes à déchiffrer).
Si le geste est ample – et vise à désigner rien moins que l’origine et la destination d’un siècle de cinéma –, ce qu’il désigne n’en est pas moins très modeste. Ce lieu, c’est un cabinet de curiosités – donc à la fois un peu moins et un peu plus qu’un musée. C’est là que le cinéma est né – un peu malle aux trésors, un peu farces et attrapes –, Méliès n’est jamais loin. Et c’est là qu’il est peut-être déjà en train de prendre place, curiosité parmi d’autres sur l’étagère des passions populaires enfuies.
L’intensité du Musée des merveilles tient à ce que Haynes croit passionnément aux vertus magiques de ce film aussi ensorcelé qu’une lampe d’Aladin. Ce qui se forme dans ce grand manège archaïque où valsent des images de toutes les époques, c’est néanmoins les conditions d’une petite étincelle (à proprement parler un flash – cf. la dernière scène) qui entraînera ses protagonistes au-delà de la caverne à images. Là, sur le toit du musée s’esquisse la skyline de Manhattan qui, un peu plus tôt, n’était qu’une maquette. Le monde est peut-être tout aussi féérique que ses images. Mais est-il plus réel ? Le film se suspend sur ce doute.
Le Musée des merveilles de Todd Haynes avec Oakes Fegley, Millicent Simmonds, Julianne Moore (Etats-Unis, 2017, 1 h 57)
1 1977, année électrique, de Jean-Marie Durand (Robert Laffont), 288 p., 18,50 €
2 Todd Haynes avait déjà expérimenté cette technique à ses débuts dans un fulgurant moyen métrage : Superstar: The Karen Carpenter Story
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