Cinq rééditions de ses livres marquants permettent de (re)découvrir cette voix majeure de la littérature anglaise.
En 1969, après avoir plaqué son premier mari, Angela Carter partit voyager au Japon pendant deux ans. C’est là, comme elle le déclara par la suite dans les textes de Nothing Sacred (1982), qu’elle “appri(t) ce qu’est être une femme et (se) radicalisa”. Pourtant, féministes, les textes de cette immense voix de la littérature anglaise, encore trop méconnue en France, le sont sans doute dès le début, en 1966.
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La réédition en poche de quatre de ses écrits majeurs chez Bourgois, et d’un autre chez Inculte, va nous permettre de redécouvrir ou de découvrir enfin l’écriture magnétique, aux images aussi magiques qu’aiguisées, voire tranchantes de précision, de celle dont l’œuvre fut brutalement interrompue en pleine gloire alors qu’elle n’avait que 51 ans (elle meurt en 1992 à Londres d’un cancer des poumons). Une œuvre définie par le terme de “réalisme magique”, auquel sont aussi souvent ajoutés “anglais” ou “féministe”.
En fait, Carter a longtemps puisé son inspiration dans un répertoire littéraire gothique ou symboliste, comme pour mieux réécrire ces histoires de femmes vues par des hommes dans l’esprit féministe de la fin des années 1960 et du début des années 1970.
Des petites filles, des jeunes filles, ou des femmes à part entière
Dans ces écrits souvent irréalistes signés Matthew Gregory Lewis, Edgar Allan Poe, Villiers de L’Isle-Adam ou Charles Baudelaire, la femme est rompue à être un objet de désir, qu’il soit éthéré et romantique, morbide et fantomatique, charnel et secondaire, emprisonné et torturé.
Carter a ainsi repris l’idée de Vénus noire, alias Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, dans son recueil de nouvelles Vénus noire (republié aujourd’hui) ; comme elle a aussi écrit une nouvelle version du roman L’Eve future de Villiers de L’Isle-Adam avec La Passion de l’Eve nouvelle ; de même qu’elle s’est réappropriée certains contes de fées (dont Le Petit Chaperon rouge) avec les nouvelles de La Compagnie des loups.
Attention, ce faisant, Angela Carter se met moins dans une place secondaire par rapport à ces auteurs hommes, que dans une place première en se réappropriant leurs “créatures” et en les incarnant enfin. Carter les donne à voir comme des petites filles, des jeunes filles, ou des femmes à part entière, des êtres humains éprouvant peur, défiance, douleur, face à la violence d’une société encore toute patriarcale – une violence sexuelle, rituelle, exercée contre les filles.
Une Angleterre déréalisée et romanesque
Le Magasin de jouets magique (1967) en est la plus édifiante des preuves – et un roman d’une beauté vénéneuse, dont l’indécidable perversité trouble longtemps après. On y retrouve une jeune héroïne typiquement gothique, plongée dans le Londres des années 1960 qui rappelle pourtant Dickens ou Poe.
Bref, nous sommes dans une Angleterre déréalisée et romanesque. Une jeune fille de 15 ans, Mélanie, perd ses parents (après avoir saccagé la robe de mariée de sa mère, comme si elle sacrifiait le corps sexué de celle-ci pour pouvoir devenir, à son tour, une femme), doit quitter sa belle maison avec ses petits frère et sœur, pour vivre chez son énigmatique oncle, fabricant de marionnettes.
Dans cette atmosphère de conte gothique, où elle s’aventure peu à l’extérieur, comme retenue prisonnière de la maison par un sortilège, il sera question d’inceste, de désir sauvage et de viol, du moins d’une mise en scène métaphorique de viol.
L’oncle, figure d’ogre cruel que chacun craint dans la maison – surtout sa femme (muette, comme il se doit quand une femme est tyrannisée par son mari) et ses deux frères –, va enrôler la jeune Mélanie dans son petit théâtre, pour jouer Léda, violée par… un cygne.
La scène en question est d’une violence encore plus intense qu’elle est aussi grotesque, comme si ces deux aspects s’exacerbaient l’un l’autre. Carter mélange souvent les genres : trivial et poésie, dégoût et désir, humour et tragédie.
L’illusion de la liberté, l’illusion du désir
Ecrit en 1969, Love met en scène un trio dans un huis clos étouffant au cœur de la province british, qui s’achèvera sur un suicide. Ou la vie libérée d’une fille étrange, fragile, Annabel, peu adaptée à l’hypocrisie de cette société, et de deux frères, Lee, un prof (son mari) qui la trompe, et Buzz, un voleur.
Angela Carter démonte minutieusement les vies bourgeoises qui se répétent, quoi que l’on fasse, quoi que l’on croie, et la libération sexuelle, une apparence de liberté dont les hommes profitent peut-être plus que leurs compagnes. La jeune femme finira sacrifiée sur l’autel du patriarcat, même à la fin de cette décennie libertaire – même la liberté a un coût en termes de corps féminins.
L’illusion de la liberté, l’illusion du désir – et si tout n’était qu’illusion ? Et si nos illusions étaient ce qui nous maintenaient aussi prisonniers que l’héroïne du Moine de Lewis… c’est à elles que s’attaque Angela Carter dans Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman (1972).
Carter, comme Hoffman, semble créer des illusions grâce à son écriture poétique, surréaliste, intoxicante. Mais c’est pour mieux nous montrer les dangers du faux dès qu’on le prend pour le vrai. Elle mérite d’être lue et relue encore longtemps. Nelly Kaprièlian
Les Machines à désir infernales du Docteur Hoffman (Barnum/Inculte), traduit de l’anglais par Maxime Berrée, 342 p., 9,90 € ; Love traduit par Anouk Neuhoff, 204 p., 8 € ; Le Magasin des jouets magique traduit par Isabelle D. Philippe, 292 p., 8 € ; Vénus noire traduit par Isabelle D. Philippe, 208 p., 8 € ; Bien malin qui connaît son père traduit par Michel Doury, 368 p., 9 € (Titres/Christian Bourgois)
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