Empreintes d’une conscience aiguë de la civilisation de l’image et du devenir-écran du monde, les peintures du début des années 1980 de René Daniëls sont une vraie redécouverte.
Est-ce une fenêtre, un tableau, ou un écran ? D’un rectangle blanc jaillit une lumière trop intense pour y distinguer autre chose qu’une fulgurante table rase. La pièce alentour est plongée dans un noir d’encre. Toutes les images possibles du monde extérieur semblent désormais réduites à cette intenable clarté, qu’un homme de profil s’obstine néanmoins à fixer, pétrifié.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
De cette Méduse-écran, personne ne saurait détourner le regard. La nuit des images s’annonce par un ultime spectacle, le plus fascinant de tous, semble nous dire cette toile de René Daniëls sobrement titrée Het Venster (La Fenêtre). Ce tableau, le Néerlandais le peint en 1981-1982. A l’évidence, l’écran est un anachronisme, à moins de faire de l’artiste un visionnaire ultime. D’une certaine manière, c’est le cas. A condition toutefois de le replacer dans le contexte de l’époque, où la civilisation du spectacle, elle, est en revanche bien en marche.
Des références prestigieuses
Le tableau en question fait partie de la rétrospective d’un artiste encore confidentiel en France, qu’accueille actuellement le Mamco à Genève. Organisé conjointement avec le Wiels à Bruxelles, qui en présentait une première itération à la rentrée 2018, le parcours se livre à un dépliage de certains motifs qui scandèrent sa pratique au cours des années 1980.
En une décennie, René Daniëls, né en 1950 à Eindhoven (Pays-Bas), connaît une carrière fulgurante. En 1982, il participe à la Documenta 7 à Kassel (Allemagne) et à l’exposition Zeitgeist à Berlin. L’année suivante, il intègre l’écurie de la prestigieuse galerie Metro Pictures, à New York, où il expose dès 1984.
Un carrière fulgurante stoppée net
Et puis, plus rien. Fauché net dans son élan par un accident vasculaire cérébral en 1987 qui le laisse paralysé, il se voit contraint de cesser toute production – bien que, depuis 2006, il réalise à nouveau de petites esquisses. Pour de nombreux artistes cependant, la rencontre avec sa peinture reste décisive : Luc Tuymans, Marlene Dumas, Peter Doig ou encore Mike Kelley s’en réclament. Mais avec cette rétrospective, René Daniëls éclate comme bien plus qu’un artiste d’artiste. Het Venster en est l’indice, son œuvre témoigne d’une conscience aiguë du devenir-image du monde.
«Un univers intrigant, polysémique, fourmillant de références autant qu'il est avide d'une introspection d'apparence très
contrôlée, mais qui sait aussi se prêter au vertige de l'ébauche. Saisissant.». @lecourrier sur l'exposition de René Daniëls. https://t.co/aTQKtuCngq— MAMCO Genève (@MAMCO_ArtMuseum) March 9, 2019
En 1984, Daniëls radicalise les prémices contenues dans Het Venster. Il commence alors à développer son motif dit du “nœud papillon”, une figure trapézoïdale qui vient flotter à la surface de ses tableaux. C’est le début de la série des Mooie Tentoonstellingen (Belles Expositions), où le motif en question représente en réalité un espace d’exposition réduit à ses fondamentaux : trois murs, tels que déformés par le prisme d’un appareil photo.
Ses peintures sont des écrans
Etudiant, René Daniëls pratique la photographie. Jeune homme, alors punk, il traîne son objectif dans les concerts, qu’il filme parfois aussi. Sa manière de réfléchir en peinture en restera marquée, souligne Paul Bernard, co-commissaire avec Devrim Bayar de la rétrospective. Inclassable, René Daniëls l’est à la faveur d’un esprit mordant qui représente ses congénères artistes comme des harengs cannibales ou des rats pourchassant le succès en skateboard. Il l’est aussi par son approche du médium pictural, qu’il propulse dans l’ère de l’image.
René Daniëls ne se préoccupe pas de bien peindre ou de mal peindre – la posture inverse, la “bad painting”, restant au final tout aussi prisonnière de la tradition qu’elle s’acharne à nier. Ses peintures sont des écrans, à la surface desquels glissent les images. Parfois, chemin faisant, elles se superposent, s’embrouillent et s’accrochent à d’autres.
Photographe d’un réel fait de peinture
Au même moment aux Etats-Unis sont déjà posées les bases de la Pictures generation. Les Cindy Sherman, Louise Lawler, Barbara Kruger ou Robert Longo font leurs premiers pas. “Alors qu’autrefois les images semblaient avoir pour tâche d’interpréter la réalité, tout se passe aujourd’hui comme si elles l’avaient remplacée”, écrivait à ce propos le critique Douglas Crimp, en 1977. Et pourtant, René Daniëls peint, obstinément. Lui-même aurait d’ailleurs plutôt tendance à inverser les choses et à se présenter comme le photographe d’un réel fait de peinture, si l’on en croit l’un de ses autoportraits où il découpe une photographie de lui, appareil à la main, qu’il colle ensuite sur un fond d’aplats de couleur à l’aquarelle.
Structurées par des motifs récurrents, les toiles de René Daniëls reproduisent la logique d’un réel désormais inséparable de ses représentations. La planète, le tourne-disque, l’homme bicéphale, les rats en skate ou les harengs : tous ces motifs propulsent en orbite son univers qui émerge alors comme un système autoréflexif. Celui-ci, cependant, ne repose plus sur l’expression subjective du peintre classique mais sur l’agencement propre au sujet (presque déjà) connecté et habitué à naviguer entre les représentations ; faisant alors de la toile l’espace de mise en suspension de motifs extraits de l’autoroute réelle et mentale des images.
Fragments d’un roman inachevé. Jusqu’au 5 mai au Mamco, Genève
{"type":"Banniere-Basse"}